Il y a quelques mois, suite aux premières annonces d’Ubisoft relatives à Assassin’s Creed IV Black Flag, nous déplorions dans un précédent article la perte d’ampleur scénaristique qu’augurait le jeu, en délaissant son héros, sa métahistoire, pour ne se concentrer que sur le décorum. Le jeu en main, il est possible de donner partiellement raison à cette crainte. Mais si la vraie force d’Assassin Creed IV se trouvait là : se concentrer sur le décorum pour décupler l’expérience ?
Assassin’s Creed IV a les épaules d’un blockbuster. Nous avons affaire à une licence vendeuse issue d’un studio qui a les moyens de donner de l’ampleur au produit. Et c’est dans son côté blockbuster que le jeu prend son envol. Quel plaisir de revoir enfin des pirates ! Car hormis la saga Pirate des caraïbes, dont chaque suite ruine le plaisir de l’univers, aucun film de pirate ne sort plus au cinéma. Il y a bien un vieux projet de Spielberg, Pirates Latitude, qui traine dans les bureaux hollywoodiens, et le souvenir d’un beau Master & Commander, mais guère plus. Pourtant, le pirate, c’est l’ancêtre de notre monde. Avant la conquête de l’Ouest, avant la ruée vers l’or, il fallait accoster, affirmer sa suprématie européenne par la mer. Devant le délire étatique des anglais, français et autres espagnols, la piraterie faisaient foi de criminalité tentaculaire mais aussi d’anarchie salvatrice.
C’est de ce terreau que Black Flag s’empare. Si le pendant criminel existait déjà dans la saga, ici s’ajoute les grandes embardées en mer. On y explore Kingston, La Havane, on fouille les fonds marins. Des britanniques tiennent un fort ? On l’aborde, on leur pille les richesses. Et puis, bien sûr, il y a les abordages, les coups de canons à pivots ou les tirs de mortiers. La lutte se finit sur le bateau adverse, à tuer le capitaine, à voler les richesses ou à endoctriner ces marins dans son équipage. Si à l’ère de GTA la liberté procurée par Black Flag peut paraître limitée, elle n’en demeure pas moins jouissive. On y retrouve la sensation d’iode des grands films de pirates, on se rappelle aux délicieuses traversées de Zelda : The Wind Waker.
Certes le scénario principal reste un brin classique. Mais il révise sa coquetterie de la reconstitution. On y retrouve des marins ivres, des plantations négrières, des manigances politiques. Le pavillon noir est hissé. Barbe-Noire fait sa loi. Ça sent le rhum, le baril de poudre et la sueur.
Le plaisir ne serait que partiel s’il n’était pas donné la possibilité d’en profiter. Ainsi, à l’instar des autres épisodes de la série, le jeu se fait extrêmement contemplatif. On peut prendre plaisir à grimper les corniches des églises, des tavernes. On observe la nuit s’installer, on scrute le crocodile dans la rivière près à vous bouffer. Et parfois, on se balade simplement. Un système inhérent au jeu pousse à cette contemplation presque élégiaque. Comme d’habitude, la carte du secteur ne révèle son dénivelé et ses coffres cachés que lorsque la fameuse synchronisation, au détour de l’ascension d’un vieux moulin ou du mat d’un navire échoué, est réalisée. Alors se déclenche un mouvement de caméra latéral qui donne à admirer le panorama. Souvent, on reste perché là cinq minutes. On se met à imaginer la Havane en vrai, à l’époque des corsaires. On redécouvre l’exploit technologique et humain immense qu’était l’exploration des Amériques.
Le vide laissé par le cinéma contemporain offre à Black Flag une forme d’originalité. Il aura donc fallu aller puiser dans le jeu vidéo pour retrouver les contrebandiers de Moonfleet, pour renouer avec Moby Dick, pour se souvenir qu’Hitchcock faisait la Taverne de la Jamaïque. Ces corsaires, pirates et autres négriers étaient les cowboys du XVIIe siècle, ils étaient les cols-blancs d’antan, les traders des mers.
Le pirate devrait être une figure contemporaine, or le cinéma ne s’en empare plus. Pourtant ce nom est encore utilisé pour des bandits somaliens (en l’occurrence, deux films en 2013 en ont parlé : Hijacking et Captain Phillips), mais aussi pour les hackers informatiques qui se revendiquent du pavillon noir. D’ailleurs, tout l’angle de la métahistoire, où l’on revit ce qu’ont traversé les pirates grâce à l’Animus alourdit le propos. Il explicite ce que l’on pressentait déjà. Certes, on comprend le parallèle « pirate des mers » = « pirate informatique », on saisit la mise en abime où l’on s’incarne déjà en version numérique avant d’être un héros des mers. Le fil de l’aventure tente de recoller les morceaux avec les précédents épisodes afin de pointer l’opportunisme de l’industrie pour mieux s’y vautrer. Le jeu dénonce maladroitement, loin de la subversion mordante d’un GTAV. A peine s’amuse-t-on de tomber sur les stratégies commerciales d’Abstergo, présentées tel des cahiers des charges et autres réflexions internes d’Ubisoft sur l’avenir de la série. Mais qu’importe.
Encore une fois, l’industrie du jeu vidéo prend à bras le corps un champ abandonné par le 7e art, bien qu’elle fasse un peu des simagrées pour y parvenir. Les personnages gesticulent trop dans les jeux, comme pour donner de la consistance à des tas de pixels. Mais cabotinent-ils plus que Johnny Depp en Jack Sparrow ? Clairement non. Il y a aussi les rigidités de jouabilités, cette tendance forcée à la référence passée ou encore quelques clichés dur à dépasser. Mais au fond, n’est-ce pas dans l’interaction même que procure le jeu vidéo que ces écueils se dissipent ?
Les jeux vidéo des années 2010 rappellent le cinéma hollywoodien des années 1960 : hybris, confiance en son décorum et ce jusqu’à ce que le désastre économique vienne tout remettre en cause. Au cinéma, ce fut Cléopâtre de Mankiewicz. Considéré comme raté, le film est en fait un superbe chant du cygne à la flamboyance désuète des civilisations décadentes. A son échelle, Black Flag suit un peu le même processus. Sauf que pour le moment, l’industrie se porte bien.