Jack L’Éventreur…
… Surnom donné à l’auteur toujours inconnu des meurtres par égorgement (avant autres supplices de type éviscération proches des techniques bouchères et/ou chirurgicales) d’au moins 5 prostituées dans le Londres miséreux de l’année 1888. L’affaire a rendu folle la police londonienne, pétrifié la population anglaise et reste aujourd’hui l’une des énigmes policières les plus célèbres au monde, au point que des ouvrages à thèse, à l’esprit Cluedo, ont continué de paraître pendant des dizaines d’années après les faits. Mais l’impossibilité de donner un visage au responsable de ces meurtres demeure, et ce qui n’est pas nommé reste indicible : quel but, quelle motivation, quelle folie ont bien pu guider la main qui tenait le couteau sous la gorge de ces femmes ?
Alan Moore, l’auteur entre autres de V pour Vendetta, Watchmen ou La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, n’est pas tellement le genre de type à jouer au Cluedo.
Pendant ces quelques années où From Hell et ses 500 pages m’attendaient dans ma bibliothèque, j’ai bêtement cru que cette BD n’était qu’une variation sur le fait divers susnommé (c’est incontestablement nigaud de prêter de telles intentions à Alan Moore…). De plus, le dessin charbonneux d’Eddie Campbell, découpant les pages d’une manière quasi-métronomique pour y glisser ce qui s’apparente à des gravures d’époque, peut rebuter le mieux intentionné des lecteurs. Erreur aujourd’hui (tardivement) réparée suite à la lecture de cette « autopsie » déclarée en sous-titre : l’affaire de Jack L’Éventreur n’est qu’un prétexte sur lequel s’appuie Alan Moore pour dresser un portrait à charge de la société anglaise et plus largement, de construire la théorie d’un dessein caché de domination du monde des hommes sur les femmes. Une sorte de complot ancestral, solidement ancré dans l’histoire de l’Humanité, pour que la raison « masculine » l’emporte sur l’irrationnel « féminin ». Rien que ça. Bigre… C’est pas les Bidochons.
Alan Moore prend donc comme base de départ à son récit une théorie parmi d’autres sur l’identité du tueur, celle du livre de Stephen Knight « Jack The Ripper : The Final Solution », pour qui le coupable serait William Gull, médecin royal et franc-maçon chargé par la Reine Victoria d’éliminer ces prostituées. Ces femmes menaceraient la Couronne d’un scandale lié à l’existence d’un enfant illégitime du Prince Albert Victor, rejeton un brin dérangé de la famille royale et potentiel héritier du trône. Les choses sont très claires dès le début de la BD, ceci n’est donc pas un spoiler. Et Moore se fiche pas mal que cette théorie soit vraie ou fausse… L’important, c’est ce qu’elle lui permet de dire, projetant le fait divers scabreux dans une dimension symbolique puissante : celles des racines et de la persistance du Mal, un Mal endémique et intemporel, où finalement 1888 serait l’année de naissance du XXème siècle, période la plus meurtrière de tous les temps.
Comme toujours dans ce que construit Alan Moore, les niveaux de compréhension sont multiples, denses et complexes, sous-tendus par une vision du monde sombre, où la frontière entre Bien et Mal est épaisse comme le fil d’un rasoir. L’anglais, très mystique, aime jouer avec les symboles, les figures mythiques et mythologiques – récentes ou antiques – et sait combien leur impact est puissant sur les foules (même s’il n’y est pour rien, le récent recyclage du masque de V pour Vendetta par les Anonymous en est une parfaite illustration). En bon anarchiste, Moore révèle dans son travail les mécanismes qui se mettent en œuvre dans les sociétés et qui tendent toujours vers la violence, la dictature, la domination de quelques-uns sur tous les autres. Il pose et repose la question de la corruption de l’homme, de son incroyable capacité à courir vers le désastre, comme si l’humanité suivait un schéma atavique, quasi-inné, d’autodestruction et d’aveuglement. En gros, le monde est une pétaudière peuplée d’humains veules et de dirigeants corrompus. Un chaos où il ne fait pas bon vivre ni trop y chercher un sens…
From Hell s’inscrit dans cette œuvre extrêmement riche, difficile à simplifier ou décoder. Impossible à résumer en quelques lignes… Mais s’il ne fallait choisir qu’une thèse, ne retenir qu’un fil rouge dans cette BD, ce serait probablement celui de la domination masculine décrite dans ce chapitre 4 magistralement construit et qui éclaire tout le parti-pris de son auteur.
William Gull est un bourgeois nanti, appartenant aux cercles dominants de la société, un homme cultivé et très au fait, en tant que franc-maçon, des symboles qui façonnent et donnent des repères à une société. Au moment de préparer ses exactions, il arpente Londres en calèche pendant toute une journée, accompagné de son cocher Netley (qui deviendra son complice). Gull expose son plan et les raisons profondes de la nécessité de punir ces femmes. Pendant 40 pages bluffantes et érudites, totalement vertigineuses et sordides, Gull entremêle la mythologie, l’histoire, l’architecture londonienne, les arts, les symboles maçonniques… pour expliquer et justifier la lutte acharnée des hommes pour leur suprématie sur « la tyrannie du lait maternel ». Là où la femme dispose d’une puissance incomparable avec sa faculté à donner la vie (don divin par excellence), l’homme a construit un monde de symboles – religions, rituels, architecture, sociétés secrètes… – destiné à garder une main bien appuyée sur le couvercle de la société et l’autre solidement accrochée au gouvernail de l’Histoire. Au fond, Alan Moore pourrait parfaitement s’appuyer sur un fait divers contemporain pour étayer à peu près le même propos…
« Les symboles sont puissants, Netley… Assez puissants pour retourner même un estomac comme le vôtre ou pour livrer à l’esclavage la moitié de la population de cette planète. »
Gull relie sa mission à une « grande œuvre », quasi divine. Page 120, fin du chapitre 4… La messe est dite : la folie complotiste de Gull, sa volonté de pouvoir et son délirant sens du devoir, conduira Londres dans la tragédie. La peur ainsi instaurée empêchera toute révolution, toute rébellion ; elle permettra donc que rien ne bouge…
En se référant à cette période victorienne, Alan Moore regrette justement que l’Angleterre n’ait pas vécu comme la France une révolution, le changement de trajectoire d’une société figée et inégalitaire au possible. From Hell n’est en aucun cas un exercice policier ou historique mais bel et bien la vision que porte Alan Moore sur une humanité pervertie. A ce titre, il se permet des anachronismes déroutants, glissant des « visions » du futur dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle, ancrant ainsi l’épisode Jack l’Éventreur dans une continuité temporelle qui résonne aujourd’hui encore (à titre anecdotique, citons cette étonnante première scène du chapitre 5, où Moore situe la procréation d’Hitler le jour exact du premier meurtre de Jack, prêtant à la future mère du leader nazi, au moment de l’accouplement, des visions de flots de sang s’échappant d’une église située en quartier juif…).
La puissance fascinante du tour de force scénaristique de From Hell, c’est finalement la sensation de se trouver face à la transformation d’un fait divers solidement ancré dans l’inconscient collectif en illustration d’une perspective historique, d’assister à une entreprise de requalification d’une réalité ponctuelle – remplie de faits avérés ou non – en pièce constitutive d’un schéma global. L’épisode Jack L’Éventreur ne serait rien de plus qu’une minuscule partie émergée de l’iceberg… En cela, From Hell est une œuvre littéraire qui touche à l’universel, débordant de son cadre apparent pour devenir une thèse cohérente et troublante, une authentique vision du monde déconnectée de l’époque dans laquelle elle s’inscrit.
L’autopsie annoncée en sous-titre n’est donc pas seulement celle de Jack l’Éventreur. Non, cette autopsie, c’est celle que Moore opère sur la société en lui auscultant les tripes à grands coups de couteau et d’encre de Chine.
PS : Le Alan Moore, c’est encore Alan Moore qui en parle le mieux… La postface en BD de From Hell appelle un no comment : « Cinq pauvresses assassinées, un agresseur anonyme. Cette réalité est éclipsée par le vaste parc d’attractions que nous avons construit autour. La vérité, c’est que la question n’a jamais été les meurtres, ni l’assassin ni les victimes. La question, c’est nous. Nos esprits et la façon dont ils dansent. Jack est le miroir de nos peurs. Sans visage, il est le réceptacle de chaque nouvelle panique sociale. C’est un juif, un médecin, un franc-maçon ou un membre de la famille royale en goguette. »