Je peux le dire aujourd’hui… Entre elle et moi, ce n’était pas gagné. La première fois que j’ai écouté Strange Mercy, je l’ai trouvé insupportable. Maniéré. Agaçant. Et il m’est tellement tombé des oreilles que je n’y suis pas revenue. Si l’on rajoute l’aura indé-cool nimbant la personne d’Annie Clark – un CV incluant Polyphonic Spree et Sufjan Stevens, rien que ça – et les branlettes extatiques de la presse et des blogs, c’en était fini. Elle louchait du côté arty et l’art, je l’aime sur les murs. Mes oreilles préfèrent les plaisirs immédiats, merci.
Enfin jusqu’à ce concert du 18 février à la Cigale, où je suis allée à reculons, décidée à comprendre le mystère – hallucination collective ou génie ? Je m’attendais à tout, y compris à passer ma soirée au bar, sauf à être retournée comme une crêpe aussi brutalement que j’avais été larguée par l’album précédent. Séduite dès son entrée en scène par cette démarche mi-Barbie robot, mi-pin-up alien de Mars Attack, à croire qu’elle marchait sur le fil du rasoir, pouvant à tout moment se vautrer dans le Côté Obscur de l’artificialité avec Björk, Kate Bush et d’autres grandes prêtresses du chichi épate-bobo. Au bout de deux morceaux, je l’aurais volontiers épousée, mais ça, ça reste entre elle et moi.
Et St. Vincent, l’album, est à la hauteur de St. Vincent, la performeuse. C’est un disque de contradictions, à la fois immédiat et complexe, troublant aussi, puisque la chair et les machines n’arrêtent pas d’entrer en collision, comme dans une version musicale de Crash. Et plus la musique prend des allures synthétiques, plus Annie Clark joue la carte de la sensualité au bord de la crise de nerfs, à la manière d’Alison Goldfrapp à son plus troublant. Mais sous les beats rétro-futuristico-glam, les soupirs et halètements, les atmosphères qui passent de légères à oppressantes en un couplet, il y a des chansons – et pas juste des expérimentations de studio – séduisantes, hypnotiques, intimistes parfois. Avec des mélodies, pas toujours faciles à suivre, ok, mais lorsqu’on a pratiqué récemment Of Montreal, les Flaming Lips ou les Fiery Furnaces, on a pris goût à la digression, aux accidents de parcours, aux virages dangereux.
St. Vincent ouvre des fenêtres dans un imaginaire dérangé ou foisonnant, question de point de vue. Les textes sont grinçants, ricanent à l’occasion du monde 2.0 sans craindre la révolte des machines, lorsqu’Annie Clark déclare sur “Digital Witness” : “A quoi sert de dormir, si je ne peux pas le montrer, si tu ne peux pas me voir, à quoi bon faire quoi que ce soit ?”. St. Vincent fait partie de ces albums dans lesquels on aime se perdre, ne pas tout saisir même au fil d’écoutes en boucle, qui donne envie de danser en jouant à “d’où vient cette influence ?”. Le genre de tour de force qui pourrait vite virer au prétentieux, tout bouffi de ses propres expérimentations, ou s’engluer dans des dérives synthétiques de revival eighties, mais qui, comme sa créatrice, reste en équilibre sur le fil du rasoir.