Après quelques EP confidentiels, Ryan McRyhew aka Thug Entrancer vient de publier son premier album chez Software Recording Co, le label de Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never), huit titres et deux bonus que l’on peut décrire comme du footwork intellectualisé tout en restant particulièrement généreux, soit une musique plus propice à réfléchir la danse qu’à la vivre. Le Roland TR-808 tournant à plein régime, Death After Life prête autant attention au sens de sa musique qu’à son efficacité. DJ Rashad dit du footwork que c’est une musique de danse avec ces grilles rythmiques complexes et ces sons qui peuvent être incompréhensibles si on ne bouge pas ; et en ça McRyhew en a parfaitement capté l’esprit.
Il y a deux ans, Ryan McRyhew et sa compagne ont quitté Denver pour Chicago. A Denver, Ryan McRyhew créait déjà une musique assez proche de la juke, teintée d’influences ambient, voire parfois IDM (cf les Tropic Mind et le deux titres Love and Happiness). Or il y avait selon lui une inadéquation entre sa musique et son lieu d’habitation, Denver étant une ville ouverte, en perpétuelle expansion, à l’ambiance trop détendue pour permettre à la juke et au footwork, musiques particulièrement liées à un contexte social, de s’exprimer parfaitement. Son déménagement pour Chicago, motivé essentiellement par des perspectives musicales, représente un geste fort, qui illustre la conviction de McRyhew dans la nécessité d’accorder musique et géographie, et de respecter les origines d’une culture. A l’heure où Internet et la mondialisation musicale ont entrainé une explosion des frontières géographiques et temporelles, et où l’on peut composer de la country en Scandinavie, du dubstep à Madagascar et du gangsta rap à Monaco, le projet Thug Entrancer interroge sur le lien entre territoire et création. S’agit-il de quelque-chose qu’il faut absolument prendre en compte ? Doit-on nécessairement s’imprégner de l’ambiance et du milieu lorsque l’on veut produire un style né dans un endroit particulier ? Et si oui, cela ne signifie-t-il pas dans ce cas qu’il est également absurde de proposer une musique originaire d’un temps révolu, qui n’avait de sens que dans son contexte originel – on en revient au fameux débat sur le punk : le punk a-t-il un sens en dehors de la période 76-78 ? En tout cas, le parti pris est clair pour Ryan McRyhew : il s’agit de faire une musique en phase avec son temps (le footwork) et son empreinte géographique (Chicago).
Bien sûr, il ne s’agit pas simplement de copier une recette en fondant sa légitimité sur sa simple appartenance à un lieu, et l’album de Thug Entrancer propose vraiment une évolution sensible et pertinente du footwork. Ainsi ses constructions continuent de marquer leur background ambient, les samples vocaux disparaissent pour ne pas gâcher l’uniformité, le rythme se ralentit légèrement et surtout des digressions sonores, comme à la fin de Death After Life III, viennent chalenger l’écoute et attirer l’attention de l’auditeur. L’ensemble est très cohérent au point que l’on aurait préféré que les deux titres bonus (au demeurant très bons) sortent sur un EP à part. D’ailleurs, les chansons ne portent pas de titres, seulement un numéro permettant de se repérer au sein de l’œuvre.
Partant du principe un peu galvaudé, mais toujours pertinent que la majorité des artistes électroniques sont paralysés à la fois par le champ des possibles et par un enseignement froid où l’on apprend plus à se servir de logiciels qu’à composer, Ryan McRyhew s’impose de se focaliser sur un son, et de le travailler au corps au point de le rendre vivant et de prendre ainsi le contrepied de l’idée que la musique électronique est forcément robotique, structurée et sur des rails. Death After Life a ainsi été principalement composé en live, en une seule prise, avec très peu d’ajouts, de manière assez cohérente avec la passion revendiquée par McRyhew pour le free-jazz de Chicago.
A bien des égards, Thug Entrancer s’annonce comme le projet le plus excitant de chez Software. Bien qu’en phase avec l’image du label – confère son goût pour l’analogique, l’ambient et l’expérimentation – il apparait bien plus excitant que ceux de Huerco S., Co La ou encore Slava.