Dans un monde parallèle, Eels tourne sur toutes les platines. Ses albums figurent dans les listes des meilleurs disques incontournables et indispensables de tous les temps de l’univers. Les enfants s’appellent E, en hommage au chanteur barbu dont le cigare emblématique a remplacé l’e-clope dans le bec des fumeurs.
Ici-bas, le monde est séparé en deux camps. Ceux qui connaissent et aiment Eels. Et les autres. Ceux qui n’ont jamais entendu parler du groupe, catégorie nettement plus importante que la première. Mais les fans, les vrais, sont de la race des fidèles qui suivent le groupe depuis ses débuts au milieu des années 1990 et ne ratent pas une tournée, curieux de voir à quelle sauce Eels aura assaisonné cette fois son répertoire.
Demain, Eels sortira un nouvel album, The Cautionary Tales Of Mark Oliver Everett qu’on pourra glisser sur l’étagère à côté de Tais-toi ou meurs, l’autobiographie du chanteur. Un truc intimiste sur lequel E raconte ses erreurs de parcours sans se dorer la pilule, avec des ballades belles et grinçantes, la spécialité de la maison, interprétées avec une sobriété, un art consommé du less is more précieux.
Cela fait 20 ans que Mark Oliver Everett traîne ses guêtres – et non, ceci n’est pas une figure de style, on le soupçonne d’en avoir porté sur scène à la période Eels with strings. Et en vingt ans, il a réussi à se forger une identité sonore, une patte qu’on reconnaît instantanément et à ne jamais se répéter et servir la même soupe, si bonne soit-elle, à son public. Onze albums, pas tous fabuleux, ok, mais dans l’ensemble peu de déchet. Des concerts mémorables. Et surtout l’imaginaire incroyable développé par Eels – ce mélange de réalité crue et d’onirisme, de brut de décoffrage, limite râpeux et de fragilité, de noirceur et d’optimisme, d’intemporalité et d’ancrage dans le monde actuel, qu’on l’aime ou pas. Eels fait partie des groupes auxquels on s’attache à cause de cette richesse-là.
Je pourrais raconter que j’ai découvert Eels avant la formation du groupe, lorsque M. Everett sortait des disques en solo, mais non, je les ai bêtement vus pour la première fois un soir, sur MTV – oui, à une lointaine époque, petit Padawan, MTV, dont le nom signifie Music Television, passait autre chose que de la télé-réalité. Une vidéo en noir et blanc, avec trois musiciens suspendus dans les airs et un chanteur à lunettes et bouc, un peu prognathe, aux airs de geek attachant, débitant avec un parfait détachement des paroles drôles à force d’être noires ou l’inverse, ou les deux à la fois.
“La vie est dure et moi aussi…” disait le premier couplet de “Novocaine For The Soul”, sur fond de mélodie légère, un peu décousue. Je me suis ruée sur l’album, Beautiful Freak, avec sa pochette vaguement flippante, sa petite fille aux yeux démesurés comme celles des dessins de Margaret Keane. Ok, “Novocaine…” était un tube, mais que dire de “Susan’s House”, récit du trajet séparant E de la maison de sa copine Susan (oui, elle existe) à Pasadena, un road-movie de trottoir dans lequel il croise une ado promenant un bébé (ça doit être ta petite sœur, HEIN), une femme qui parle seule (elle n’était pas folle jusqu’à ce que sa maison brûle), assiste à un drive-by-shooting… Le tout ponctué de motifs au piano limpides, comme des petites lueurs d’espoir dans cette réalité lugubre. Voilà la formule magique de Eels concentrée en moins de quatre minutes. De l’ombre, de la lumière, des images qui marquent l’esprit comme les mélodies. Et même l’album suivant, le glaçant Electro Shock Blues qui aborde des thèmes douloureux comme le suicide de sa sœur ou le cancer en phase terminale de sa mère, s’il n’est pas qu’aisé à écouter, ne lâche jamais cette idée de lueur au bout du tunnel. La vie est dure et moi aussi…
Pas facile de citer un album préféré, quoique, s’il fallait n’en embarquer qu’un sur cette fameuse île déserte où on fait rien qu’à écouter de la musique, ce serait Daisies of The Galaxy. Juste parfait d’un bout à l’autre, pochette comprise. Mais je pourrais aussi citer la brutalité et l’urgence de certains morceaux de Souljacker ou le mélange pop, rock et bluesy tout simple de Shootenanny, ou les trois-quarts de Wonderful, Glorious…
Et Eels fait partie de ces groupes, pas si nombreux au fond, qui offrent de vrais concerts passionnants et imprévisibles. Pas juste du live sympa, avec 5 morceaux du dernier album, les tubes, un rappel bien ficelé, une petite reprise et bonsoir monsieur-dame, le merchandising est à gauche en sortant. Le tout premier concert à l’Olympia aurait pu nous berner. Dans mes souvenirs, il était sobre en apparence, mais commençait par une reprise – “Dead Flowers” des Stones – une façon de dire entre les lignes, nous ne sommes pas ceux que vous croyez. A l’époque, Eels avait la machine Geffen derrière lui et aurait bien pu devenir un gros groupe à condition de jouer un jeu qui n’intéressait pas vraiment E. La suite a prouvé que le succès d’estime et le statut de héros culte étaient plus adaptés à ce drôle de misfit, fils d’un scientifique au destin tragique (voir le documentaire de la BBC Parallel Worlds, Parallel Lives), solitaire et bosseur compulsif, ni vraiment jeune, ni vraiment vieux, gueule d’élève sérieux provocateur malgré lui… On se souvient de sa barbe de pré-hipster qui évoquait surtout l’allure du Unabomber aux Américains. De ses chansons truffées de gros mots, balancés à la manière d’un gosse frustré par les adultes qui passe ses nerfs de la manière la plus violente qui soit pour lui, la plus anodine pour le monde – et la plus scandaleuse pour l’Amérique où dire fuck reste un pêché capital. Et surtout, on adore sa quête permanente d’étonner son public tout en s’amusant sur scène, sa volonté de déconstruire ses chansons, de les réarranger à chaque fois et de bouleverser les règles du concert rock.
On l’a vu avec des cuivres et un groupe en costumes de père Noël pour la tournée An evening with Eels ; nous bombarder de décibels et de chansons jouées à 200 à l’heure à l’époque de Souljacker. En gentleman d’un autre siècle, costard, canne et cigare compris, pour Eels with strings, où le groupe passait en première partie les dessins animés russes Mitten et Cheburashka. L’an dernier, c’était survêt Adidas trois bandes pour lui et le groupe et des fusions étonnantes entre les vieux morceaux. Pour la tournée suivante, E se verrait bien devant un tableau noir, en docte professeur expliquant à ses disciples comment éviter de commettre les mêmes erreurs que lui.
Je pourrais aussi parler de l’étrange muse de E, Bobby jr, issu du croisement entre un berger allemand et un basset, récupéré par le chanteur dans un refuge de Los Angeles. Un chien qui aboie les chœurs sur quelques morceaux, figure sur le merchandising et dans des vidéos du groupe, une sorte d’anti-héros canin assorti à son maître. Je pourrais m’attarder sur les chansons d’amour de Eels, qui ont la particularité de ne jamais s’engluer dans le sentimentalisme niais. De “My Beloved Monster” à “Dirty Girl”, les héroïnes des ballades amoureuses de E sont compliquées, coriaces et tendres à la fois et disent des gros mots (oui, c’est une obsession chez lui) parce qu’au moins, il peut leur faire confiance… Je pourrais enfin évoquer mes deux interviews avec E. Des rencontres assez déroutantes, avec un gars timide, mal à l’aise à l’idée de parler de lui et de sa musique, jugé froid et trop compliqué par certains, mais que j’ai toujours trouvé touchant et dégageant le même charme étrange que ses chansons.
Demain, le nouvel album de Eels sortira. Je ne peux que vous recommander chaudement de l’écouter. De tirer la substantifique moelle de ces récits édifiants de Mark Oliver Everett, de l’écouter s’envoyer un formidable coup de pied au cul sur “Gentleman’s Choice” ou regretter “Agatha Chang” qui symbolise en un nom, toutes ces filles qu’il n’a pas su garder…
Ouais, la vie est dure et lui aussi.