Résumer le dernier film de Tsai Ming-liang n’est affaire que de quelques lignes. Il y a un homme et ses deux enfants – la fille en rose, le garçon en bleu. Il y a une femme aussi, qui finira par prendre les trois autres sous son aile. Ou les reprendra, c’est selon, le film se gardant bien d’indiquer si elle agit par remord ou si elle agit, disons, par fonction. Parce qu’étant une femme elle est potentiellement une mère, une épouse. Que le spectateur ne sache pas est important. C’est la poursuite d’une analogie à laquelle le titre incite.
* Phénoménologie canine *
Accordons-le à Tsai Ming-liang : ces quatre-là ont une vie de chien. Littéralement d’abord. Déjà, on vit sans maison dans Les Chiens errants, du moins sans propriété, et principalement dehors, impassible sous une pluie aussi constante que le vent qui la balaie, mais qu’on semble considérer moins comme une gêne que comme une stricte donnée climatique. Aussi, l’hygiène y est publique ; on fait sa toilette en meute, on dîne sur des bancs, on dort ensemble. On urine sur place, dès qu’on en a envie, ou presque, et face à la caméra. Non par exhibitionnisme, mais par manque de pudeur, ou plutôt parce que pudeur n’est pas un attribut canin. On exprime sa rage en mordant (dans un chou), on regarde la peinture d’un paysage comme on regarderait un paysage « réel », indifféremment. C’est-à-dire avec une vraie indifférence pour la réalité du paysage. Et lorsque le film nous montre de vrais chiens errants, il faut convenir que chien et individus vivent dans les mêmes conditions, habitent les cloisons humides des mêmes immeubles désaffectés. D’ailleurs, ils mangent la même nourriture, rebuts de supermarché que la femme leur apporte.
Une vie de chien, littéralement, mais aussi symboliquement, et alors c’est à entendre comme une vie non-humaine. Les Chiens errants n’est pas un film narratif et cette absence de narration, rapportée aux personnages, s’exprime comme une absence de vie narrée. L’absence d’un récit. L’absence d’une finalité, au sens qu’un humain pourrait mettre dans ce mot. Et même d’une finalité qui serait pur fantasme, comme un principe individuel d’action, comme un support pragmatique à la vie. Les quatre héros du film de Tsai Ming-liang ne vont vers rien, ne vivent en vue de rien.
Cette absence de direction n’a pas seulement pour écho une absence de structure. Certes, par exemple, les personnages sont rarement nommés – s’ils le sont –, les scènes sont souvent privées d’enchaînement logique, la temporalité du film est parfois contradictoire, il n’y a pas d’élément perturbateur, pas de résolution. Mais cette absence de récit va plus loin, s’insinue plus avant, ne contaminant pas seulement le film, contaminant ses plus petites unités : les plans eux-mêmes. Ainsi cette impression que le film capte une activité qui est toujours aléatoire. S’il se passe quelque chose, tant mieux, s’il ne se passe rien, tant mieux aussi. Au fond, c’est du pareil au même. Alors un plan peut bien s’appesantir dix minutes sur un visage immobile, ou dix minutes sur le cérémonial du lit – et dix minutes est à prendre au pied de la lettre –, il peut bien répéter deux, trois fois, la même scène quasi identique. D’ailleurs une scène a rarement le droit à plus d’un plan, et lorsque la caméra se permet un mouvement, cela ressemble soudainement à du luxe. D’une certaine façon, c’est précisément un luxe. Un luxe que les personnages n’ont pas, un luxe que les personnages peuvent rarement se permettre. Opérer un traveling, c’est déjà aller quelque part, c’est déjà esquisser un trajet, induire une progression.
Le peu d’empathie apparente dont fait preuve le film va dans ce sens. Sans doute, parce qu’à l’absence de récit correspond une absence d’affects. La vie de ces quatre individus n’est pas un échec, elle est plutôt un fait. Pour être considéré comme un échec, comme un raté, encore faudrait-il qu’il y ait eu une attente, une projection. Mais réduits à être et à fonctionner, les personnages sont dépossédés à la fois d’incarnation et de prise sur le monde.
* L’épuration et l’Universel *
Cependant, il ne faudrait pas prendre ce refus de progression et de linéarité pour l’ersatz d’un geste postmoderne de la part de Tsai Ming-liang, pour l’illustration d’une quelconque théorie du chaos, de la difficulté pour les individus modernes à penser leur identité, leur permanence. Il y a, évidemment, quelque chose de cet ordre. Mais cette épure narrative et formelle, le réalisateur taïwanais ne l’ignore pas, est surtout porteuse d’une contradiction latente qui est le vrai coeur du film. Réduire l’individu à un organisme fonctionnant, c’est aussi, de fait, le promouvoir à une forme d’universalité. Car l’individu universel, à la façon des cultures trans-nationales, est aussi l’individu le moins individualisé. Le renversement s’opère ici. Si nos quatre héros sont dépossédés de leur prise sur le monde, c’est autant en vertu de la réduction dont ils sont victime, qu’en vertu de leur participation à une – certaine – universalité.
Qu’on ne sous-estime pas, malgré la sérénité que revêt le film, la position subversive de Tsai Ming-liang. Accorder cette présence cinématographique, accorder ces longues plages muettes à des individus si, étymologiquement, ordinaires, relève d’un engagement politique presque brutal. La gratuité apparente avec laquelle le réalisateur pose sa caméra, étire infiniment des scènes qui ailleurs auraient servi de simples plans de coupe, semblant nier qu’il y ait quelque chose dans cette vie-là qui puisse trouver un fond, une raison, qui puisse accéder à une substance, cette gratuité finit par résonner comme une nécessité vitale.
Et c’est sans doute dans ce double mouvement, ou plutôt dans cette double immobilité, qui naît d’un non-sens et d’un refus simultané de problématiser ce non-sens (ou, pour le dire de cette façon : cet état du bruit, accompagné d’aucune fureur) que le film trouve à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, car il ne faut rien d’autre à Tsai Ming-liang, rien d’autre que cette épure, pour inspirer le rejet unanime de la condition qu’il présente. L’universalité en jeu dans les Chiens errants, qui est autant celle du film que celle de ses personnages, est une universalité qu’on ne peut sciemment souhaiter. D’autant que le film entrouvre des pistes, qu’on se doute d’où provient ce travail d’une certaine réduction de l’individu. Il faut voir les scènes, répétées, qui sont presque la seule structure du film, où les hommes posent au milieu du trafic urbain, servant de béquille humaine à des encarts publicitaires. Il faut noter la place qu’accorde le film à la vie, à l’autre vie dirait-on, celle dont cette dénaturation n’est censée être qu’un dommage collatéral, et qui est une vie en fait absolument invisible, un bruit de fond métallique, une circulation routière.
Il est possible, sur ce refus entêté de toute forme d’enjolivement, qu’on reproche à Tsai Ming-liang la radicalité de l’édifice. Caler l’inertie de son film sur celle de ses personnages fait des Chiens errants une expérience nécessairement limite, où le dépouillement du propos est toujours à la frontière de l’hermétisme. Un film auquel il est tant difficile d’accéder que d’échapper, où le beau est immédiatement doublé de son penchant anxiogène, où le calme se lie avec l’éreintement, où les traces de la vie renvoient nécessairement à un mode de vie qui fait défaut. Principalement, celui où la vie allait encore quelque part, celui où elle se définissait encore en vue de quelque chose.