Nmesh : le rêve étrange du contemporain
Reprenons pour ceux qui ne situent pas le contexte. La vaporwave est un mouvement marginal récent de deux ou trois ans dont l’objectif pourrait se résumer ainsi : démontrer musicalement, par l’absurde, l’impasse que représente le capitalisme de masse. Concrètement, ce style prend la forme de relectures grotesques et ironiques de tout ce que le capitalisme a enfanté de pire sur le plan sonore : tubes avariés des années 80, jingles en tous genres, muzak kilométrique et extraits de films bis. Il s’agit ainsi de révéler la déliquescence d’un système en retournant contre lui ses propres propres produits, à la manière, donc, dont les FEMEN utilisent leur seins comme attrape-sexistes.
Les acteurs de ce mouvement s’appellent Mediafired, Macintosh Plus, Saint Pepsi ou Internet Club et s’appuient sur l’esthétique seapunk (sans le contenu maritime). Leur musique est qualitativement très limitée – ça ne va rarement plus loin que des edits amateurs vaguement réjouissants. On peut se dire « c’est frais », « c’est marrant », « c’est étonnant », mais jamais « c’est bien » ou « c’est intéressant ». En même temps, la vaporwave n’ambitionne pas d’être autre chose que de la matière à tumblr : pas de sortie physique, pas de matériel pro, juste de l’éphémère bidouille sonore à l’instar du photoshopping pour réseaux sociaux.
Dans ces conditions, difficile d’incriminer la vaporwave pour ses « happening » virtuels au demeurant très inoffensifs, mais difficile également de s’intéresser à ce mouvement ne dépassant jamais la curiosité superficielle. Tout du moins, c’est la conclusion que je tirais avant ces derniers mois, où virent le jour une série d’albums affiliés vaporwave d’une originalité remarquable. C’est le cas notamment de l’ « abtract-cumbia » de E+E ou de la trance sans gène de The Gatekeeper. Mais, surtout, c’est avec l’excellent Dream Sequins® de Nmesh que j’ai changé de perspective. Avec lui, la vaporwave a d’un coup semblé prendre une certaine ampleur.
Imaginez le Chill Out de KLF manipulé par un enfant crétin : c’est un peu le programme de ces 90 minutes anormales, dont les très belles séquences planantes et les excellents groove ne constituent que des leurres pour nous appâter. Car si Dream Sequins® distille en effet une atmosphère générale souvent douillette, entre le film érotique M6 et le cours de relaxation tendance new age, cette quiétude de façade peut à tout instant virer au cauchemar. Il y a ici un monstre tapis dans l’ombre et toujours prêt à bondir ; alors que tout semble paisible, logique, tout à coup ça peut partir n’importe où, n’importe comment. La musique peut alors tout connaître : boucles aléatoires, turbulences intempestives du pitch, rajouts de sons absurdes, samples vocaux particulièrement psychédéliques… Dream Sequins® contracte, dilate ses éléments constitutifs, mélange les extrêmes et provoque les sentiments les plus confus. Rien ne doit être pris pour acquis, chaque mesure intelligible rapproche un peu plus du dérangement prochain.
Parfois, on peut avoir l’impression d’écouter Boards of Canada en pleine dégénérescence, Oneohtrix Point Never en roue libre ou The Orb déchiqueté par V/VM. Ce sont des références de valeur, et pourtant Nmesh est bien sûr iconoclaste. De fait, sa proximité des darons de la musique électronique et son caractère d’escroc nous laissent parfaitement perplexes. De quel côté se situe-t-on ? Expérience limite ou perte de temps maximale ? Avant-garde totale ou farce nihiliste ? Peut-être les deux en même temps – puisque les morceaux de Dream Sequins® tiennent visiblement autant du plagiat éhonté que d’une lecture visionnaire du transhumanisme futur.
Se faire une idée claire de cet album est donc difficile. Heureusement le but n’est pas là, il n’est pas question ici de se sentir en sécurité, d’avoir des opinions bien tranchées. Pour profiter de cette expérience, il faut au contraire laisser de côté ses valeurs classiques et enfiler son costume de relativiste. Alors, le voyage pourra s’avérer, dans tous les sens du terme, stupéfiant. Dream Sequins® propose une visite de notre univers habituel avec les outils de la science fiction. La désorientation est totale. Et, au final, il s’agit tout simplement d’« entendre le monde autrement ». Une ambition pas si vaine que ça, n’est-ce pas ?