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True Detective, part 3 : au dénouement, l’ironie

Une analyse en trois parties. Attention, si vous n'avez pas vu la série, ce texte contient des spoilers !

Par Catnatt, le 10-04-2014
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'True Detective' composée de 3 articles. Une analyse en trois parties de la série de Nic Pizzolatto. Voir le sommaire de la série.

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* L’expression des sentiments*

On ne peut pas dire que nos héros soient de grands expansifs mais à chaque fois que leur vision du monde craque, ils craquent avec. Marty se laisse aller à deux reprises, lorsque sa femme le confronte et quand sa famille se rassemble autour de lui. Je ne suis pas d’accord avec les analyses qui consistent à dire que Marty pleure à l’hôpital parce qu’il réalise qu’il est seul ; je pense qu’il verse quelques larmes parce que justement il ne l’est pas encore totalement, seul, sa famille ne l’a pas oublié et l’entoure. Ce qui n’est pas le cas de Rust, il est seul, il en est convaincu. Pourtant quelqu’un passe la porte de sa chambre, Marty qui est encore et toujours là devenu tendrement moqueur. Rust craque, lui, à la dernière minute. Nos deux acolytes font exactement dans la même mécanique : « je tombe d’une falaise et tant que je ne regarde pas en bas et que je continue de courir, tout ira bien, mais je crois que je suis baisé » (Marty). Tant que Rust continuait de courir sur sa ligne réaliste, rationnelle, pessimiste, il arrivait à tenir, mais dès lors qu’un doute apparaît, il s’effondre « Il y avait autre chose, une autre obscurité plus profonde, tiède comme une substance (…) tout ce que j’avais à faire, c’était laisser tomber et c’est ce que j’ai fait, mais je pouvais encore RESSENTIR (son amour) ». C’est son drame, il ne veut pas, plus ressentir et pourtant… A la fin, Rust fond en larmes ou s’autorise enfin à pleurer. A-t-il seulement réussi à en verser quelques unes à la mort de sa fille ? On ne le saura jamais.  J’en sais quelque chose, on met parfois des années à vraiment lâcher le chagrin qui est en nous car ne pas le laisser s’échapper, c’est quelque part maintenir l’absent en vie. Alors peut-être que l’immense tristesse ou plutôt la dévastation qu’exprime notre pessimiste à la fin est aussi une acceptation, le chemin pour renouer avec l’espérance. Ressentir, c’est quelque part espérer encore.

Il a ressenti parfois avant le dénouement, mais c’est accidentel, ça lui échappe. La colère est rare chez lui, contrairement à Marty  plus violent. Rust est sous contrôle, Rust revêt l’apparat du cynique, Rust est statique. Il n’est même pas irrité par Laurie, sa compagne pendant quelques temps quand face à son refus d’avoir des enfants, elle lui répond : « Si tu penses vraiment que la raison pour laquelle tu ne veux pas d’enfants est philosophique, alors tu es un aveugle en train de décrire un éléphant »1 (il s’agit d’une scène supprimée qui a été signalée par le magazine Rolling Stone). Il se mettra tout de même en colère à deux reprises, face au prisonnier qui relance l’enquête et Maggie lorsqu’il couche avec elle ; en fait dès que Rust se retrouve désarçonné, pris par surprise, pris de vitesse par les événements ou les humains qui l’entourent, alors sa conception de la vie et son rapport au contrôle s’en trouvent déstabilisés et il sort de ses gonds. Un aveu d’impuissance.

« Sois honnête avec moi ».

D’ailleurs à ce propos-là, Maggie est-elle sadique avec Rust quand elle l’utilise pour se débarrasser de Marty ? Non, elle est pragmatique, rationnelle, efficace. Elle a un problème et cherche une manière radicale de le résoudre. La seule question qu’elle se pose, c’est comment faire déguerpir son mari en épargnant à ses enfants le grand déballage. Rust n’était pas son ami, il a « protégé » Marty. Rust et elle sont ambigus, la séduction est présente, mais uniquement parce que Maggie n’hésite pas à contrer Rust comme je l’ai précédemment dit. Elle n’est absolument pas impressionnée, elle est juste un peu plus respectueuse parce que Rust sait qui il est, contrairement à Marty ; ou croit ou arrive à le faire croire, comme si ce genre de choses était figée… Je ne vois pas de sadisme chez elle, non ce n’est pas une garce, elle fait ce qu’il y a à faire, exactement comme Rust et par ricochet Marty pour atteindre leur but quand il s’agit de mettre la main sur Reggie. Ils franchissent la ligne rouge sans aucun état d’âme, en tout cas pas du côté de Rust alors je trouve particulièrement gonflé de reprocher quoi que ce soit à Maggie. Si j’ai un reproche à lui faire, ce n’est pas celui-là mais j’y reviendrai plus tard. Là où c’est magistral, c’est la façon dont elle « attrape » Rust pour le faire basculer et l’amener à coucher avec elle : « sois honnête avec moi »… Elle appuie exactement sur le bon levier psychologique chez lui face aux mensonges accumulés de Marty.

marty en colere

Marty après une grosse colère

Revenons à la violence de ce dernier, expression de son impuissance. C’est celui qui se débat le plus entre la vérité et le mensonge. Marty n’arrête pas d’employer le mot vérité (dans ses échanges avec les inspecteurs, c’est criant) et d’aligner mensonges sur mensonges. Ce combat lui tape sur les nerfs apparemment, j’y vois une vraie corrélation : lorsque l’on se débat entre la fiction et la réalité, au bout d’un moment on s’y perd surtout si l’on prétend être au clair avec ça et il arrive souvent que l’on se trompe de cible. Au lieu de reconnaître que l’on est en colère après soi-même, on se défoule sur les autres, c’est tellement plus confortable. Marty sépare, Marty compartimente, Marty cloisonne ; Marty aime l’idée d’appartenir à quelque chose de normal, mais au fond, son boulot l’arrange bien pour masquer son décalage, son mal-être. C’est pratique. Comme Rust a dû choisir d’être flic pour confirmer l’idée que j’imagine confuse lorsqu’il était plus jeune que tout était bien merdique au fond. Qu’auraient-ils fait s’ils avaient réussi à se réconcilier avec le monde ? Peintre, Rodéo, Historien, Base-ball. La culture et le sport, défendre des valeurs à la place des humains, véhiculer un message et pas la sanction. Être normal ou presque.

Être une bonne personne. Il y a un leitmotiv dans « True Detective » :

« You used to be a good man » (Maggie à Marty)
« You’re a good man » (Beth à Marty)
« A good woman » (Rust à Marty à propos de Maggie)

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C’est le combat entre Beth, l’ancienne prostituée devenue maitresse de Marty et Maggie. Elles n’ont pas du tout la même perception. Qu’est-ce qu’être une bonne personne ? Aux yeux de Maggie, Marty s’est perdu en cours de route. Beth a une vision particulière du monde, à l’opposé de celle de Rust : « Dieu nous a donné ces imperfections, Dieu ne les voit pas comme telles, il n’y a rien de mauvais dans la façon dont il nous a créé, l’univers pardonne tout ». L’absolution. Amen. C’est comme ça d’ailleurs que Beth s’attache Marty, lui qui a besoin désespérément qu’on porte sur lui un regard indulgent, mais il est probablement trop contaminé par Rust pour s’embourber dedans. Il ne savait peut-être pas qui il était, mais ce qu’il n’était pas, ça il était parfaitement au courant. Mais, Beth du haut de ses vingt ans, de ses galères, rescapée, a peut-être raison au fond. L’univers pardonne tout. L’univers est même au-delà. L’univers, c’est nous aussi. Savoir pardonner, se pardonner. C’est peut-être ce que perçoit Rust à la fin, cette fameuse obscurité plus profonde, tiède comme une substance : il était en quête de pardon et il sait qu’il l’a, il était en quête d’amour et il sait qu’il l’a, y compris ici-bas. En une phrase, Beth démontre qu’elle a atteint le même stade que Rust à la fin (et on explique que les personnages féminins manquent de grandeur ?). Elle a une intuition, la suit, ne la lâche pas même en faisant des selfies en string : « il y a juste une histoire, la plus ancienne, la lumière contre l’obscurité ». La lumière est en train de gagner. Beth a choisi la lumière, elle la perçoit et si elle lui échappe, elle la cherche. Elle s’en est sortie seule. Elle a l’air d’être la plus naïve, mais elle avance beaucoup plus vite que les autres. C’est elle qui s’expose le plus en apparence et c’est elle la moins ridicule si on y réfléchit bien.

* Des héros qui s’avèrent ridicules *

Le ridicule. Il y a une dimension ridicule dans tous les autres personnages centraux et je pense que c’est intentionnel : si le temps est un cercle plat, le mythe et son opposé le ridicule voire le pathétique sont sur le même plan. La série est foncièrement construite sur ces deux versants.

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Au début de la série, le mal est présenté comme mythique : mots mystérieux, mise en scène spectaculaire, journal de Dora Lange, dessin inquiétant sur le mur d’une église, on tombe dans la légende sauf qu’à chaque fois que Rust et Marty sont confrontés au mal, il est ridicule. On s’attend à voir des hommes impressionnants, charismatiques, ils s’avèrent pathétiques : c’est Reggie en slip avec un masque à oxygène sur la tête, c’est Errol, sale et médiocre, échangeant avec sa demi-sœur dans des dialogues grotesques (qui est responsable du choix du mot “fleur” pour parler de sexe ?!) et ce dans une baraque dégueulasse. Dangereux, ils le sont, mais impressionnants ? Pas vraiment. Le mal est terriblement quotidien : en dehors de la mise en scène, ce sont des coquilles vides ; retirez l’apparat, il n’y a rien, que du carnavalesque.

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Même combat pour Marty et Maggie, le sensationnel en moins. Je reviens à ce que je « reproche » à Maggie : ce n’est certainement pas le fait d’avoir manipulé Rust – celui-ci n’est pas en peine sur le sujet – c’est cette sortie pitoyable quand il la fout à la porte, le fameux « merci ». Elle remercie Rust, « je suis désolée, mais merci ». Franchement, était-ce indispensable ? Oui. Parce que chez Pizzolatto, je crois qu’il y a une volonté que la victoire ne soit jamais totale, elle doit être entachée. Et si Maggie réussit là où beaucoup ont échoué avec Rust, elle doit chuter elle aussi. Quant à Marty, c’est un festival de ridicule : incapable de se contenir, celui qui brandit sa normalité comme un étendard n’en finit pas de se prendre les pieds dedans. Que ça soit dans la scène du bar, celle chez sa maitresse, sa petite prestation devant la télé avec les pates de madame, la rencontre avec Beth le sac à tampons à la main, se battre avec Rust ou raconter une légende, celle de la prise d’assaut de la maison de Reggie, ça n’arrête pas. C’est pourtant, lui le sauveur à la fin, celui qui se comporte avec le plus d’humanité, peut-être le plus digne finalement, celui qui sera là pour Rust, lui, Marty qui semblait si pathétique.

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Le ridicule ne tue jamais 

Plus j’y réfléchissais, plus il m’apparaissait que le plus ridicule en fait, c’était Rust. Il est le fantasme dans cette série, celui auquel les hommes aiment à s’identifier, celui qui fait craquer les femmes, le tombeur d’âmes. La scène la plus destructrice, c’est évidemment celle de la relation sexuelle avec Maggie : on s’attend à quelque chose de torride, quelque chose de grand, quelque chose de grandiose. Rust doit fatalement baiser comme un Dieu vivant. Rust doit fatalement faire l’amour comme il pense, avec sophistication. Hélas, il s’avère que c’est vraisemblablement le pire coup de la ville. Une déception totale, Pizzolatto joue avec nos nerfs, avec la frustration que cela génère, Pizzolatto est un chasseur de mythes. Sa créature la plus aboutie, il s’emploie à la faire dégringoler de son piédestal jusqu’à la fin. N’est-ce pas le summum de l’ironie de faire apparaître Rust comme un genre de Jésus Christ à la fin ? Tout ce qu’abhorre Rust, il finit par le devenir. C’est une mécanique implacable. Ridicule encore lorsque Rust se moque des détectives, mais il en fait un peu trop, se « surmettant » en scène – bière, cigarette, gestes ; sérieusement dans la vraie vie, on se retrouve face à ce genre d’énergumène, est-on séduit ? – mais même too much garde du terrain par ses propos percutants pour qui ne le connaît pas. Il débarque et vous assène deux, trois vérités noires dans la tronche, question de vous laisser sur place, mais Rust fuit l’intimité parce que son style ne résiste pas au quotidien. Il a un coup d’avance dans l’ignorance et un coup de retard dans la connaissance. Rust est un sociopathe, il le dit lui-même : « je suis toxique pour les gens ». Comme Reggie et Errol finalement. Ridicule toujours quand il dit « je ne devrais pas être là » à la fin parce qu’il y avait un moyen simple de ne plus être là, c’était de se laisser tuer par Errol. Pas facile d’abandonner son meilleur rôle, pas sûr que l’égo démentiel de Rust Cohle aurait pu laisser faire une chose pareille.

« Ca ressemble à du déni pour moi ».

Je suis le genre de filles à tomber raide-dingue amoureuse des Rust Cohle, mais si la vie m’a appris une chose, c’est qu’il faut partir en courant face à des types pareils. Ca faisait longtemps que je n’avais pas croisé de personnage aussi fascinant au prime abord mais si sinistre en fin de compte. Cet homme ne sourit jamais, ne rie jamais. Il se prend tellement au sérieux qu’il n’esquisse plus l’ombre d’un sourire. Certes il a souffert, mais il s’est enfermé dans un rôle. Quand la souffrance vous rend toxique, c’est compliqué d’en appeler à l’humour et à la compassion. Marty le lui dit, plus fin qu’il n’y paraît : « Je fais la différence entre un fait et une idée. Tu es incapable d’admettre le moindre doute. Ca ressemble à du déni pour moi ». L’égo monstrueux de Rust Cohle dévore tout sur son passage, il aurait pu finir comme Errol, mais l’apprentissage de l’humilité le sauvera, tout comme Marty. Ces deux-là vont marcher l’un vers l’autre tout le long de la série : Rust va contaminer Marty avec ses concepts jusqu’à ce que ce dernier les absorbe, « you sound like Rust » dit l’inspecteur. A titre d’exemple, c’est Rust dans le troisième épisode qui dit à propos des hommes et des femmes « les failles de la réalité finissent par l’emporter » et c’est Marty qui reprend le flambeau face aux inspecteurs dans le cinquième épisode « il arrive ce qui arrive aux hommes et aux femmes : la réalité ». Mais à la fin, c’est Marty le pessimiste et Rust l’optimiste : peut-être qu’une fois que Marty a fait son cheminement vis à vis des idées de son collègue, Rust est enfin prêt à les lâcher ? On peut parler d’amitié à la fin, c’est Marty qui prononce en premier le mot, c’est une relation qui se construit en dents de scie où on a l’impression que Rust domine ce qui s’avèrera faux ; Marty moins en démonstration verbale n’en demeure pas moins extrêmement subtil lorsqu’il s’agit d’autre chose que lui, le bon sens de celui qui a accepté de vivre chevillé au coeur. J’aime à croire que l’auteur n’a pas pu s’empêcher cette petite victoire sur le préféré, Rust, celui qui parle le plus finalement. J’aime à croire que l’ironie se loge là aussi.

* Le générique et le titre *

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Si l’on regarde attentivement le générique, c’est d’une certaine façon déjà indiqué : si l’on voit Rust « expérimenter sa propre apocalypse », si les coupables restent absents, Marty, lui, est présenté comme droit dans ses bottes, à peine un plan où l’on perçoit une inquiétude. Le générique est une merveille, on ne se lasse pas de le regarder. Certains comme Marion Olité2 l’ont parfaitement analysé. Ce que j’en retiens, c’est que les humains – « nous sommes devenus trop conscients de nous-mêmes, la nature a créé une chose séparée d’elle » – s’effacent, s’évanouissent, disparaissent derrière ce qui n’a pas conscience d’être unique : les paysages, les constructions, les animaux, derrière l’immuable et l’ « inanimé ». Nous sommes si dérisoires. Nous nous agitons refusant de « renoncer à un marché de dupes (…), notre moi intime, tout ce drame qui n’est qu’un échafaudage branlant de prétention et d’entêtement », nous continuons refusant toujours de « marcher main dans la main vers l’extinction, une dernière fois frères et sœurs » (Rust). Cette saloperie d’espérance qui finit par le rattraper lui aussi.

J’aime à croire que l’ironie est un des mots clés de cette oeuvre : elle est féroce ou tendre, tordue ou frontale, implacable ou indulgente, mais c’est elle en fait le vent de voix invisibles qui parcoure les épisodes. Si le temps est un cercle plat, tout est au même niveau, tout devient dérisoire. Mais il reste une ultime ironie dont je n’ai pas parlé : le titre de la série ( pour l’anecdote, il a déjà été employé pour une série de romans datant de 19253) celui qui annonce la couleur, celui qui utilise le mot « vrai », « sincère » à propos d’une histoire qui ne comporte que des mensonges, faux-semblants, chimères, chausse-trappes, illusions, hallucinations, guet-apens. C’est l’ultime clin d’œil de Pizzolatto : True Detective, full of lies.

« Time is a flat circle », nous voilà revenus au début après avoir commencé par la fin.

Bienvenue dans True Detective…

Références :
Un grand merci à Nicolas Larrouquere pour ses réflexions.
1 – True Detective’ Deleted Scene Shows Rust Cohle’s Fear of Fatherhood
2 – Autopsie d’un générique par Marion Olité
3 –True Detective : originale et maîtrisée, la nouvelle série de HBO fascine” par Olivier Joyard