Godzilla en 2014, voilà qui n’allait pas de soi. Dans une production hollywoodienne saturée de protagonistes toujours plus über, et toujours homogènement marquée par le catastrophisme millénariste du 11-septembre, Godzilla pouvait-il s’octroyer une place autre que celle du remplissage, un peu cynique, de planning estival ? Et dans cette perspective, Godzilla, pourquoi même en parler ? Parce que, précisément, le film ouvre dans le champ du blockbuster une voie, qui n’est pas nouvelle mais qu’on avait perdue de vue, celle du blockbuster dénué de cynisme. Dit autrement, celle d’un blockbuster encore capable de croire en la magie de ce qu’il filme. Ce qui n’est, au sein de ce cinéma-là, pas rien.
* Lézardman *
Godzilla est mal né. Le lexique du film catastrophe, si chère aux nineties, a depuis 2001 largement contaminé la plupart des blockbusters transatlantiques qui semblent ne plus pouvoir faire l’économie d’une destruction à grande échelle, généreusement disséminée à partir du premier prétexte venu. On y est habitué : les gratte-ciels, de nos jours, tombent avec la facilité d’une aigrette de pissenlit. Quand le Superman de Man of Steel bouge un bras, c’est une tour qui s’effondre, quand un robot de Pacific Rim cherche une arme, il empoigne un paquebot, quand les adolescents de Chronicle sont mal lunés, ce n’est plus leur chambre mais Seattle tout entière qui joue les punchingballs. Certes. Du coup, que Godzilla soit à des yeux occidentaux moins un mythe qu’un élément kitch du folklore nippon, ou encore qu’il s’inscrive dans le legs embarrassant de la précédente adaptation d’Emmerich, sont des détails mineurs. Ce reboot intervient surtout dans le contexte d’une imagerie qui, aussi saturée et banalisée soit-elle, lui est néanmoins nécessaire. Après tout, on n’adapte pas Godzilla en ignorant à quoi on se frotte, à quoi on participe. Il y aura un monstre, et il sera gros, et il fera beaucoup de dégâts. En d’autres termes, Godzilla 2014 ne promettait rien de nouveau, rien qui n’ait pas été blanchit mille fois par le soleil.
Face à cette problématique, le film sera au moins la preuve d’une chose, celle de la grande lucidité de son réalisateur, Gareth Edwards. Et ce n’est, à vrai dire, pas rien non plus. Conscient de l’entourage dans lequel naît son film, Edwards oppose une réponse, qui semble aussi naturelle qu’elle est à postériori tout aussi courageuse : quand on n’aime pas sa famille, on s’en choisit une autre. Ainsi la filiation réelle du film, c’est ailleurs qu’il faudra la chercher. Et d’abord, de manière somme toute logique, dans le précédent film d’Edwards, le discret et très beau Monsters.
Godzilla, comme Monsters avant lui, est d’abord affaire de traces, d’empreintes. D’une tache sombre dans l’océan au vol apeuré d’oiseaux, du nuage de poussière aux sillons gravés dans le paysage, du logo dessiné sur une bombe au retrait menaçant des vagues sur une plage, les créatures fantastiques d’Edwards possèdent surtout un impact, une aptitude remarquable à marquer, à impressionner. Thématique formaliste s’il en est – le monstre appose sa forme à l’environnement comme le photon appose la sienne à la pellicule – qui pouvait ressembler à un refuge budgétaire dans le cas de Monsters, mais qui perdure étonnement dans Godzilla. Sa révélation frontale, qui intervient assez tôt dans le métrage, n’y changera d’ailleurs rien. Tant que Godzilla est, Godzilla façonne son monde, et il faudra attendre sa disparition finale pour qu’enfin l’horizon s’apaise, qu’enfin l’océan retrouve son horizontalité. Le monde comme extension, production du monstre, voilà ce dont il est question. Mais aux extra-terrestres de Monsters se substituent des créatures d’origine terrestre, et l’éden apaisé semé par les premiers fait place au chaos environnemental produit par les seconds. Ainsi, selon son optimiste climatologique, chacun jugera de quoi le monstre est ici l’expression. Demeure que le Godzilla d’Edwards est surtout l’histoire d’une rencontre, brutale. Cinématographiquement, elle passe par l’occultation d’une lentille – qu’elle soit celle de la caméra ou celle de la rétine, à laquelle tous les humains du film semblent réduits – par une force sans pareil, titanesque.
* Mon voisin Godzilla *
Cet impact purement ciné-génique du monstre, il en est aussi question dans la manière dont Edwards en filme le corps, et dont il faut, pour en trouver les seuls équivalents contemporains, chercher du côté de Miyazaki et de ses plus belles créatures. Totoro, par exemple. Ainsi Godzilla, comme le Totoro du maitre japonais, se donne comme une force centrifuge, un moteur sans équivalent ayant le pouvoir de ployer l’image et avec elle le film. Tantôt la chose qui donne la mesure du cadre, le remplissant et le débordant, tantôt celle qui caractérise l’image et son mouvement (le ventre ronflant de Totoro dans sa première apparition, l’épuisement final de Godzilla qui fait simultanément ployer la caméra et le héros militaire). Celle qui structure la succession des scènes et de l’espace (les bonds volants de l’un, les déplacements de l’autre, qui aussi souterrains, subaquatiques soient-ils, n’en demeurent pas moins la vraie trame du film), et celle qui, enfin, happe l’attitude humaine. Les nombreux plans subjectifs au travers desquels apparait principalement Godzilla dans le film ne disent rien d’autre que ceci. Qu’au fond, si Godzilla est une créature merveilleuse, voir Godzilla est une expérience qui l’est bien plus.
Avoir affaire à un tel matériel, c’est avoir affaire à une force, qui n’a certes pas la même coloration que la peluche de Miyasaki, ni la même ambivalence, mais possède invariablement le même pouvoir hypnotique. Partant des disproportions d’échelle jusqu’aux interactions inédites entre des objets qui en étaient dépourvus (un sous-marin et une montagne, par exemple), chaque apparition de la créature devient l’occasion d’un émerveillement devant les possibilités qu’elle offre. Si ce n’est pas la première fois que l’on voit ces images, c’est peut-être la première fois qu’on les voit si belles et si justement exploitées. Surtout : si justement comprises. Le film d’Edwards transpire d’un amour communicatif, qui est moins amour pour Godzilla lui-même et ses compères, qu’amour pour leurs effets cinématographiques. On comprend que la révélation du monstre intervienne vite. Le mystère résolu et la chose dévoilée en une demi-heure, c’est une heure trente qui se libèrent pour sa contemplation, dans une sorte d’écho décuplé de la scène finale de Monsters, avec son ballet nuptial, où déjà la plasticité des monstres semblait se lier à la substance même de la pellicule.
Il y a une sorte d’aura dans Godzilla, une inter-dépendance entre la créature et le film, qui n’est ni l’aura cool des Avengers ni l’aura sinistre des Dark Knight, mais qui a fonction à une forme, à la fois plus classique et plus originelle, celle du sublime. Celle que possédaient, dans le cinéma du premier Spielberg, les dinosaures ou les ovnis. C’est-à-dire tous ces êtres déraisonnables que seule la machine cinéma était capable d’approcher. Qui par son entremise, et son entremise seulement, pouvaient être proposées à la mesure de l’homme. Au fond, il y a chez Edwards comme chez Spielberg la croyance qu’il y a bien quelque chose de magique dans ce gros cinéma-là, magique comme une puissance infinie de représentations démesurées et d’expériences nouvelles. Si l’on veut parler de naïveté, c’est ce cadre-ci qu’il faut viser et pas un autre. Ce cadre-ci, c’est-à-dire celui d’un oeil enchanté – Godzilla est un film enchanté, littéralement – et jamais las de voir apparaitre, au moins sur quelques mètres de pellicule, des objets certes impossibles et factices, mais cependant bien réels. Il faut donc saluer la conclusion. Qu’Edwards fasse élégamment coïncider, sans plus de blablas, la fin du film avec la disparition du monstre est un geste aussi logique qu’extrêmement doux. La créature ayant terminé son office, le film lui-même n’a plus de raison d’être. Ce serait presque offensant. Aussi bien pour nous que pour elle.