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Cher Marcel Gotlib,

A l’occasion de votre 80ème anniversaire que vous célébrerez cette année en même temps que les gars de la Légion descendront les Champs Elysées (vous êtes né un 14 juillet, quelle ironie quand on connaît votre amour immodéré pour les hommes en uniforme…), anniversaire que vous commencez déjà à fêter en étant exposé au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme,  je me rends compte à quel point vous avez compté dans ma carrière d’humain aimant l’humour à vocation drôle.

Je n’ai pas l’âge d’avoir été contemporain en temps réel des périodiques dans lesquels vous oeuvriez (Vaillant d’abord, puis Pilote) mais j’ai lu assidûment vos albums et recueils de sketchs divers et variés, sans parfois tout comprendre (la jeunesse est un passage qui nécessite qu’on excusât sa niaiserie), des Dingodossiers aux Rubriques-à-Brac, de Super Dupont à Pervers Pépère (en passant par Rhâââ Lovely mais chut…). Il faut dire que les longs samedis de shopping que souhaitaient pratiquer ma mère m’ont plus volontiers poussé dans les fauteuils de la bibliothèque municipale de ma ville d’origine que dans les jupes de ma génitrice alors qu’elle avait décidé d’honorer les bienfaits de la société de consommation. Bien lui en a pris de me laisser cette liberté, la pré-adolescence du jeune mâle  est plus volontiers compatible avec la bande dessinée qu’avec la mode provinciale (surtout Rhââ Lovely).

Le mélange improbable de l’absurde, du débile et du pince-sans-rire.

Mickey ou Tintin me semblaient fades une fois que mes yeux s’étaient plongés dans vos digressions (écrites d’abord par Goscinny pour les Dingodossiers, puis entièrement pilotées par vous à partir de 1967 dans les Rubriques-à-Brac), de denses planches de textes très littéraires et de dessins explosifs, alternant une placidité so british avec une décharge d’expressions délirantes, de lettrages cartoonesques, de visages déformés par la folie, la colère, le fou rire… Influencé par la revue américaine MAD, vous avez à l’évidence ouvert une brèche dans ces années  fécondes en génies de la BD (vous êtes contemporain des Moebius, Fred, Tardi, Mézières, Druillet, Bilal…) en croisant l’humour anglo-saxon avec une patte française, volontiers portée sur le pastiche et la gaudriole de qualité auxquels  je reste toujours aussi sensible. Le mélange improbable de l’absurde, du débile et du pince-sans-rire. Un régal (d’ailleurs, je ricane bêtement à cet instant précis).

humour

Votre dessin est au service du texte et réciproquement. Je sens que la phrase qui précède est un peu fumeuse, de même que cette phrase qui commente la phrase fumeuse qui précède relève d’un procédé que vous aimez, à savoir le commentaire ironique sur ce qui pourrait passer pour du texte trop sérieux. D’ailleurs, vous ne vous laissez que rarement rattraper par le sérieux, des fois qu’on douterait de votre ironie, opérant ainsi une forme de mise à distance permanente. Vous n’aimez rien tant que le commentaire du commentaire.

Dessiner des bites et des seins n’aurait pas été possible sous le regard du paternel Albert

Lorsque vous quittez Pilote en 1972 pour fonder L’Echo des Savanes avec Bretécher et Mandryka, vous en conservez un goût amer : celui de la trahison que vous pensez infliger à Goscinny, que vous voyiez en quelque sorte comme un père de substitution, le vôtre ayant été raflé pendant l’Occupation puis assassiné dans les camps. Cette coupure de cordon douloureuse semble vous hanter mais elle fût nécessaire à votre émancipation : dessiner des bites et des seins n’aurait pas été possible sous le regard du paternel Albert.

Pervers pepere

Pervers Pépère, vieux garnement ayant maille à partir avec la marée-chaussée, alors qu’il souhaite rendre ses hommages à une gironde damoiselle…

Puis en 1975, c’est la fondation de Fluide Glacial qui vous permet progressivement d’endosser le costume de chef de bande, de révélateur de talents comme avait su le faire Goscinny chez Pilote. Toute une génération s’y révélera sous votre patronage (Binet, Edika, Tronchet, Larcenet…), avant que vous n’abandonniez progressivement le dessin pour ne rester que le chef d’orchestre de cette belle bande de solistes talentueux.

A défaut de révéler de nombreux secrets sur votre carrière, l’exposition qui vous est consacrée illustre en creux l’influence qui fut la vôtre sur toute une génération de garnements. Les Nuls ou Albert Dupontel savent ce qu’ils vous doivent, grand-père malicieux et fantasque dont ils auraient aimé sauter sur les genoux pour faire un bien beau rototo, bruyant et odorant.

Les Nuls et Gotlib vus par lui-même (Gotlib en l’occurrence)

Extrait de “Fluide Nuls” – 1988

On regrettera évidemment qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour vous rendre hommage mais, hélas, vous êtes versé dans un art qui n’est pas honoré comme il se devrait. Un jour viendra, peut-être, où ce 9ème art qui désigne la BD sera accompagné par le Rire au Panthéon des disciplines artistiques qui comptent pour l’humanité.  Vous y serez donc doublement récompensé. Espérons seulement que vous assistiez à cet avènement de votre vivant (mais suis-je nigaud, il est évident que vous êtes aussi immortel que votre Isaac Newton est insensible aux chocs répétés des pommes sur sa tête…).

Bestiaire Goltib

Revue d’effectifs des principaux personnages Gotlibiens

Le 14 juillet 2014, le jour de vos 80 ans, je doute que vous fassiez un détour par les Champs Elysées pour assister à la revue d’effectifs de la Légion Étrangère. Mais si vous vous décidiez à dessiner la scène, je suis à peu près certain que vous feriez défiler ces vaillants soldats en les accompagnant d’une gentille biquette. Je sais, c’est con, mais ça me fait marrer.

PS : pour la fine bouche, un extrait de l’émission “Tac au Tac” de décembre 1971 où Moebius, Alexis, Mandryka et Gotlib se livrent à un joyeux exercice d’improvisation…

Exposition Les Mondes de Gotlib au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, du 12 mars au 27 juillet 2014.