Sunhi, qu’on aimait deux fois
Sortie le 9 juillet 2014. Durée : 1h28min.
Après deux films en 2012, Hong Sang-soo est revenu au rythme plus humain d’une sortie par an. Cette année l’oeuvre de Hong Sang-soo se nomme Sunhi – dans sa traduction littérale : Notre Sunhi. Sunhi, c’est le prénom de la jeune fille lunaire autour de laquelle le film et les protagonistes masculins tournent. Sunhi, adepte des disparitions furtives, est étudiante en cinéma. Les hommes qu’elle côtoie sont réalisateurs, professeurs ou étudiants en cinéma. Tous fréquentent assidument des bars minuscules aux tenanciers invisibles, trainent dans le même quartier de Séoul – Bukchon –, et ont une fâcheuse tendance à radoter. Hong Sang-soo aurait pu nommer son film Sunhi et les hommes ou encore The Day She Arrives sans rien perdre au change. De notre côté, on aurait pu craindre qu’avec un rythme de 0,8 film par an depuis 1996, soit 15 films en 18 ans de carrière, Hong Sang-soo n’ait plus grand-chose de nouveau à proposer. Ce serait oublier un détail : le cinéma de Hong Sang-soo est affaire d’itérations et de répétitions inlassables.
Il y a une scène dans The Day He Arrives (2011 – Matins calmes à Séoul en français) qui voit un jeune homme, à la sortie d’un bar, embrasser précipitamment la femme qu’il raccompagne. Elle est surprise, puis baisse sa garde. Le couple échange son premier baiser. La femme demande : “Combien de temps restes-tu à Séoul ?” Parce que Hong Sang-soo travaille par improvisation et que son cinéma respire la tendresse pour ses acteurs, la scène, aussi banale soit-elle, est émouvante, spontanée. Plus tard, dans un contexte identique, le couple échange un second baiser. L’homme agit avec la même précipitation, la femme est encore surprise. Elle lui demande : “Combien de temps restes-tu à Séoul ?”. On comprend qu’à nouveau, c’est un premier baiser qu’ils viennent d’échanger. Dans le détail, la scène n’est pas la même, et pourtant, parce qu’une même insouciance et une même ébriété règnent entre les deux, la scène n’est pas tellement différente. C’est, à deux reprises, la scène d’un premier baiser. Un premier baiser qui s’assure de lui-même, s’assurant à la fois d’avoir été, et d’avoir bien été le signe de quelque chose. Vouloir, au fond, c’est vouloir récidiver.
Lorsque Sunhi, qui a besoin d’une lettre de recommandation, demande deux fois à son professeur de réécrire la lettre, qu’importe si elle lui a juré deux fois qu’elle ne le demanderait pas, elle ne fait qu’agir en bon disciple de Hong Sang-soo. Chez Hong Sang-soo, les rencontres sont fortuites, elles naissent aux coins des rues, disparaissent dans leurs angles. Le hasard mêle et menace de démêler aussitôt. Pour conjurer l’instabilité des rencontres, il faut donc répéter. Refaire les gestes, redire les mots, s’assurer qu’ils sont les bons et que chacun les a retenus. Valeur intrinsèque du brouillon – et en premier lieu, des brouillons de lettre que Sunhi tient dans ses mains : il témoigne du soin, de l’application accordée. Répéter le réel, tant qu’il est permis de le faire, c’est établir un accord sur ce qu’il a été, c’est en construire la preuve. Pour Sunhi, et par jeu de miroir pour son professeur, celle qu’une relation a bien existé entre eux. Deux fois, plutôt qu’une – voilà le credo de Sunhi.
Quand Sunhi croise des anciennes connaissances, elle les apostrophe à travers une vitre, les hèle d’un trottoir à l’autre, insiste presque pour qu’on lui paie un verre. On n’en attendait pas moins d’elle ; deux hommes l’ayant connu, c’est deux cautions supplémentaires sur ce que Sunhi a bien été – une personne créative, une élève prometteuse, mais discrète (ce que chacun d’entre eux lui avouera d’ailleurs, employant des mots quasi identiques). C’est bien simple, à partir de l’apparition de Sunhi, tout le monde ne cessera plus de s’assurer mutuellement par dialogues entremêlés de l’existence de Sunhi, et de ce que la jeune femme a représenté pour chacun. Pour les trois hommes qui tombent – ou retombent, on ne sait plus – amoureux d’elle, savoir lequel d’entre eux elle aime réellement n’est pas important. Ce qui l’est, c’est que chacun par l’intermédiaire de l’autre soit reconnu comme aimant Sunhi. Petit ami et amant peuvent ainsi discuter de leur amour partagé sans qu’aucun n’émette l’idée qu’il y aurait là, peut-être, de quoi se fâcher. Tomber amoureux de Sunhi, c’est en fait tomber amoureux de l’existence de son amour pour Sunhi. À défaut d’autre chose, leur Sunhi est réelle – de cela, Sunhi s’en sera assuré.
Tout le monde ayant constaté Sunhi, Sunhi, l’esprit apaisé, peut donc s’évanouir à nouveau dans la nature. Étant d’accord sur son existence et sur la tendresse qu’on lui porte, on est à minima certain de vouloir son retour. Qu’importe la forme qu’elle prendra alors, ou la personne qu’elle sera devenue, si comme l’Isabelle Huppert d’In Another Country Sunhi sera chaque fois différente. Aimera-t-on encore Sunhi lorsqu’elle reviendra ? C’est une question de moindre importance, l’objet d’un accord ou d’un désaccord ultérieur. Ce qui est inquiétant, peut-être, c’est que Sunhi ne revienne pas. Depuis Haewon et les hommes l’éventualité semble inquiéter Hong Sang-soo. Ses “héros” sont de plus en fuyants. Disons cela : si Sunhi ne revenait pas l’année prochaine, rien n’empêchera ceux qui l’ont vu de s’accorder entre eux. Ils pourront partager leur amour et leur souvenir de Sunhi, s’accorder sur la mélancolie de ce cinéma-là. En attendant, la perspective de son retour les rendra joyeux.