The Last of Us : l’âme dans la machine
“Cette fois, le jeu enterre le cinéma”. Je dois confesser avoir asséné cette phrase quelques dizaines de fois au malchanceux qui se trouvait dans les parages au moment où j’évoquais mon dernier coup de cœur ludique.
“Cette fois, le jeu enterre le cinéma.” Faut-il être sot. Rares sont les constats plus dénués de sens. Car celui-ci n’en a aucun. Le jeu, aussi bon soit-il ne peut “enterrer” le cinéma. Pas plus que le cinéma n’a pu “enterrer la littérature”, pas plus que la littérature n’a pu “enterrer” la musique. Tout simplement parce que ces arts n’ont que peu en commun, sinon le pouvoir de procurer une émotion (j’affirme sans savoir, mais je me doute que c’est quelque chose comme ça).
N’empêche, c’est un peu de sa faute, aussi, au jeu, si on lui prête des velléités cinématographiques. Car longtemps le jeu s’est offert une narration en intégrant les fameuses “cut scenes”, des transitions non intéractives entre deux phases de jeu, qui permettent à l’histoire de se développer.
C’était assez maladroit et pas toujours très heureux. Le procédé est resté (les mauvais usages ont la vie dure) mais s’est bonifié. La réalisation des “cut scenes” fut parfois confiée à d’authentiques réalisateurs de cinéma (Ha !). L’animation, le rendu, l’écriture, le jeu d’acteur, tout ça s’est largement perfectionné à mesure que les machines et les budgets le permettaient.
Jusqu’à “concurrencer” le cinéma. Je le répète : c’est absurde mais, une manette dans la main et mon enthousiasme dans l’autre, j’ai fait résonner ma voix intérieure à l’issue d’une cut scene réussie : “cette fois, ça y est, le jeu enterre le cinéma … ”
Comme si c’était une finalité.
Comme si le jeu devait dépasser le cinéma à la façon dont l’élève dépasse le maître.
Comme si le jeu rattrapait son siècle de retard à coups de polygones.
Un signe : il n’est quasi jamais question d’individus, lorsque l’on évoque le jeu, mais de “studios”. Oui, comme la Warner, la MGM, la Paramount. La marge de progression vers le “jeu d’auteur à gros budget” est évidemment énorme. Dans sa maturité, le jeu vidéo en est au stade du cinéma des années 20.
De fait, on a longtemps – et c’est encore vrai aujourd’hui – beaucoup pardonné au jeu vidéo : des approximations scénaristiques, des acteurs en roue libre, des animations faciales improbables. Il y a un recoin de notre cerveau de joueur qui accepte une certaine médiocrité en échange de la promesse d’intéragir avec l’histoire. Un spectateur de cinéma quitte la salle ou s’endort. Un joueur s’extasie en refusant les évidences qui gâcheraient son plaisir.
C’est ainsi.
Donc le jeu et le cinéma, rien à voir. Je l’ai moi-même réalisé en jouant à The Last of Us, dont je ne vous ai toujours pas parlé bien qu’il soit sorti il y a plus d’un an (ce qui prouve bien que la dictature de l’actualité, chez Playlist Society, ça nous passe à peu près là).
C’est que voyez-vous, le cinéma est une œuvre linéaire et le jeu un objet non linéaire. Aucun rapport. Contrairement au film, constitué d’images qui bougent au rythme de 24 par seconde, un jeu est un système d’analyse de données fermé et rationnel. Il récolte les informations fournies par le joueur pour les transformer en réponses optimales. Action du joueur, réponse du jeu, réponse du joueur à la réponse du jeu et ainsi de suite jusqu’à ce que vous posiez la manette. A priori, il n’y a rien de plus dépourvu d’émotion qu’un jeu, excepté une feuille de calcul Excel, une base de données SQL ou un album de drone music.
Le propre des excellents jeux est de vous faire oublier qu’ils sont ce système rationnel de zéros et de uns, calibré, implacable, dénué d’émotion, et travesti en divertissement.
Un bon jeu peut vous émouvoir alors qu’il n’est que le fruit de processeurs et coprocesseurs qui calculent plus vite que vous.
Donc, The Last of Us.
Pour (re)situer The Last of Us, sorti il y a à peu près pile un an sur Playstation 3 exclusivement, imaginez ce que font les créateurs d’Uncharted quand ils se décident – après avoir joué à Ico, lu l’intégralité de The Walking Dead, et relu “La Route” de McCarthy – à livrer leur propre et sombre vision d’une Amérique des infestés (on y reviendra, à ce fameux sous genre des “infestés”). Voilà, c’est The Last of Us, un jeu d’action/ aventure mortifère, à l’ambiance bien plombée par une humanité décimée. C’est techniquement parfait et vous n’en sortez pas indemne.
Ce qui nous amène au prologue de The Last of Us. Dans un jeu, les premières minutes sont cruciales. Le jeu doit expliquer son maniement au joueur tout en lui donnant envie de se cramponner à sa manette pour découvrir la suite. Une sorte de mélange contre nature entre un teaser et une séance de travaux dirigés. A cet exercice, le studio Naughty Dog excelle. C’est même insolent tant c’est réussi (les premières minutes d’Uncharted 2 sont encore une référence de gameplay spectaculaire pour joueur soigneusement dirigé). Mais les premières minutes de The Last of Us dépassent le cahier des charges du jeu pour vous amener ailleurs. Là où aucun film ne peut vous transporter.
ATTENTION AUX SPOILERS À PARTIR DE CETTE LIGNE
Première cut scene du jeu. Plan sur un père célibataire et sa fille pré ado. Intérieur nuit. Dialogue ordinaire. Un canapé dans un pavillon rural. On comprend vite que le père bosse comme un dingue, que sa fille est mûre pour son âge, et que ces deux-là ont une vie médiocre mais s’aiment. La première minute de The Last of us est l’exacte antithèse d’une première minute de jeu vidéo. Toutes les lois du blockbuster y sont piétinées : pas d’intro spectaculaire, pas de gigantisme outrancier, pas de jump cuts, pas de musique grandiloquente. Juste un naturalisme social, une scène – osons le mot – intimiste loin, très loin des conventions du “genre” (le “genre” est ici le jeu qui se croit bien souvent obligé de montrer ses gros biceps dès les premières secondes).
Puis vient le premier coup de génie de The Last of Us.
Intérieur nuit. Vous incarnez Sarah, la pré ado. Vous vous réveillez et cherchez votre père en dirigeant Sarah dans toutes les pièces de la maison plongée dans l’obscurité. Votre père est introuvable, mais déjà, dehors, au loin, vous entendez des explosions. Vous incarnez Sarah lorsque vous descendez au rez-de-chaussée. Vous incarnez encore Sarah lorsque Joel, votre père, fait irruption dans la maison, sa chemise à carreau de contractuel BTP maculée de sang, et se rue sur un tiroir pour en tirer avec fébrilité une arme à feu en vous hurlant de vous mettre à l’abri. Vous êtes le joueur qui comprend et qui incarne Sarah qui ne comprend pas.
Vous êtes Sarah lorsque votre père abat d’une balle le voisin que vous connaissez depuis toujours, fraichement infecté et plus enclin à la morsure qu’au dialogue.
Vous êtes encore Sarah lorsque vous montez à l’arrière d’une voiture pour fuir avec votre père et son jeune frère. Vous êtes Sarah, le témoin muet de l’apocalypse, alors que l’humanité implose. Vous êtes Sarah lorsque la voiture arrive à Austin, Texas, lorsqu’elle est percutée de plein fouet par un véhicule en panique.
Tôle froissée et brutal black out.
Vous êtes Joel, le père de Sarah, lorsqu’il émerge de l’accident, à peine conscient et se demandant déjà si sa fille est en vie. Vous êtes Joel lorsque vous repérez votre fille blessée mais vivante. Vous êtes Joel qui court dans les rues d’Austin, au milieu de la panique, des explosions et des infectés.
Vous êtes Joel qui parvient à s’enfuir, Sarah dans les bras, grâce au soutien de son frère.
Vous contrôlez Joel, votre Sarah dans les bras, tandis qu’il court dans la nuit sur un chemin de campagne boueux.
Vous contrôlez Joel, votre Sarah dans les bras, tandis qu’un jeune militaire patrouillant en armes braque un fusil mitrailleur sur vous, informant son commandement de la situation et attendant les ordres.
Vous êtes Joel lorsque vous comprenez trop tard que l’ordre vient d’être donné au jeune militaire qui vous fait face.
Vous êtes Joel, votre Sarah dans les bras, tandis que vous implorez le jeune militaire, qui suit les ordres et tire une rafale sur vous et votre enfant.
Vous êtes Joel lorsque vous découvrez, incrédule, le petit cadavre de votre Sarah, criblé de balles.
Vous êtes encore Joel lorsque vous suppliez votre fille de ne pas vous faire ça, en la serrant dans vos bras. Vous êtes le joueur qui est Joel et comprend l’indicible.
Vous êtes Joel qui s’effondre.
Vous étiez Sarah.
Vous êtes le joueur qui écrase une larme.
Fin des 10 minutes de prologue. Fondu. Sur fond noir, un titre s’affiche : “The Last of Us”
Ensuite ? Ensuite The Last of Us est un jeu. Un excellent jeu d’aventure action reprenant à son compte les bases posées lors des trois Uncharted l’ayant précédé, et perfectionnant leur éprouvé gameplay (vue 3eme personne, exploration et puzzles simples, assaut des ennemis, combats au corps à corps, infiltration etc…) en l’appliquant à une Amérique désormais dévastée par l’épidémie, où les survivants sont plus dangereux que les zombies. Tout de suite, c’est plus tendu.
ATTENTION GROS SPOILER
On y incarne Joel, 20 ans après le prologue, devenu semi ermite et contrebandier, les sens affutés mais l’oeil vidé de toute humanité.
Joel, sorte de Nathan Drake – héros des Uncharted développés par Naughty Dog – meurtri à vie par la mort de sa fille. La barbe a poussé, les pattes d’oie aussi. Le visage s’est fermé. Les démons intérieurs sont bien au chaud dans le placard. Un Nathan Drake parti trop loin pour en revenir. Le symbole d’un studio ayant dépassé la virtuosité technique pour atteindre la maturité narrative (ou alors pas du tout, mais j’aime bien l’idée). Joel lancé plus ou moins contre son gré dans un périple traversant la moitié des Etats Unis, de Boston à Salt Lake City, pour mener Ellie aux scientifiques qui pourront grâce à elle, sauver l’humanité. Rien de moins.
Car nous n’avons pas encore parlé d’Ellie. Une adolescente née après l’épidemie. Fraîche et spontanée comme peuvent l’être ceux qui n’ont rien connu de mieux. L’antithèse de Joel, et, bien entendu, un formidable catalyseur pour le transfert que celui-ci va opérer au fil des heures de jeu, découvrant en Ellie une autre Sarah. Vivante. Ellie est vivante. Le qualificatif, aussi simple soit-il, résume à lui seul The Last of Us et son titre à double entrée. Ellie est vivante en dépit du destin. Mordue, elle n’est pas infectée. Ellie est immunisée. Et Ellie est encore vivante, quand Joel est déjà mort. Elle se chargera de lui rappeler pendant une vingtaine d’heures, durée approximative de l’expérience pour le joueur.
Excellent jeu d’atmosphère et d’action, The Last of Us devient une brillante quête initiatique inversée durant les dialogues entre les deux personnages, servis par un jeu d’acteurs impeccable et une modélisation 3D impressionnante dans la justesse de son execution, au service de l’émotion (les regards de The Last of Us sont probablement les plus troublants, à date, de l’histoire du jeu vidéo). C’est Ellie qui guide Joel vers l’humanité. Elle est “the last of us”. Ce personnage en particulier, que l’on contrôle à quelques occasions, puis dans le DLC “Left Behind”, fait de The Last of Us une expérience hors normes. Sans Ellie, vous avez un survival fort bien fichu, doté d’un héros solitaire à la mâchoire serrée. Avec Ellie, vous obtenez un jeu qui pourrait peut être “enterrer le cinéma” pour peu que cela fasse sens. Avec Ellie, The Last of Us referme son piège sur votre empathie. Formidable miroir déformant de la misanthropie de Joel, elle vous jette à la figure vos certitudes de joueur habitué à manier des pantins faits de 3D. Avec Ellie, c’est le jeu qui vous manipule, pour vous faire arriver exactement là où il a toujours voulu que vous alliez : dans ce recoin de votre esprit où vous aimez ses personnages, tout en sachant – au fond, tout au fond – que rien de bon ne peut leur arriver.
Car le périple de Joel et Ellie est une conquête de l’Ouest sans espoir. Une ruée crépusculaire et absurde. Il n’y a rien à trouver là-bas, sinon un retour à une hypothétique enclave de civilisation à laquelle ils semblent ne pas croire eux-mêmes. Comme un anti western. Le western des 50s incarnait l’esprit pionnier avec aplomb. Rien ne pouvait arrêter le progrès et la mythologie des Etats Unis s’est construite sur l’image quasi pieuse du cowboy armé de Colts et d’intentions louables. La post apocalypse des infectés n’a rien d’aussi naïvement exalté. La civilisation s’y est écroulée et il n’en reste plus que des villes fantômes. Stephen King expliquait, dans je ne sais plus quel essai sur le fantastique, que les thématiques explorées par les œuvres fantastiques populaires renvoyaient la société à ses névroses du moment. Il citait en exemple les histoires de menace alien et d’envahisseurs, qui illustraient dans les 50s et 60s la peur panique de la menace communiste. Pas idiot. Mais dans ce cas que racontent les histoires d’infectés, ce sous sous genre longtemps cantonné à la trilogie de Romero et ses pâles copies bis italiennes, qui a depuis produit d’innombrables œuvres, jusqu’à devenir un “genre” ?
Que veulent nous dire les zombies ?
Personnellement Je n’en sais rien. Des spécialistes vous diront qu’il y est question de l’extinction programmée de l’espèce humaine par sa propre main (la pollution, les armes chimiques, tout ça …). Les œuvres les plus abouties vont fouiller sous la chair putréfiée pour s’intéresser à ce que devient l’humain lorsque les lois disparaissent, le laissant face à sa conscience, survivant au prix de la vie des autres, pourtant devenue rare.
C’est ce qu’explore The Last of Us et c’est là toute l’audace de Naugthy Dog, studio qui pourrait se contenter de la légèreté (voir à ce sujet Rockstar et son GTA V) mais travaille le joueur au corps en l’emmenant dans un voyage bouleversant, d’une violence graphique et morale inouïe, d’une justesse de ton impeccable.
Là où Uncharted assumait la décalque d’Indiana Jones (aventures, légèreté, exotisme, une touche de surnaturel et des money shots à foison), The Last of Us, même en s’inscrivant dans un genre déjà fort codé (l’apocalypse des infectés, donc), revendique son statut d’œuvre à l’infinie mélancolie. Sombre, l’œuvre, donc. Rien ne sauvera Joel et Ellie. On le sait et on peut y voir l’héritage du travail de Robert Kirkman sur The Walking Dead, le premier à avoir avec grand sérieux envisagé les zombies comme une formidable opportunité de parler de l’humain et de sa perte lorsque les compteurs sociétaux sont remis à zéro (Georges Romero, le grand père du genre, aurait voulu le faire avec sa trilogie, mais c’était tout de même très pataud).
Sans Walking Dead, pas de The Last of Us ? Probable. Le comics indé en noir et blanc de Kirkman, devenu une énorme licence, a démontré que le désespoir post apocalyptique était rentable. De quoi faire signer Sony pour un blockbuster aussi crépusculaire et désespéré que The Last of Us. Un effet papillon qui permet à Naughty Dog de livrer son jeu sans le moindre effort de concession.
Et puis il y a la fin.
ATTENTION TRÈS GROS SPOILER
Salt Lake City. Ayant traversé la moitié de l’Amérique dévastée, Joel livre Ellie à la “résistance”, dans le dernier hôpital encore opérationnel du pays. Une équipe médicale étudie la jeune fille, se rend à l’évidence : elle est immunisée. Problème : pour prélever les tissus salvateurs, il faut trépaner Ellie. La vie d’Ellie contre l’avenir de la race humaine. Joel est brisé. Un deuil de trop. Le deuil de celle qui l’avait ramené à la vie. Joel a le choix, le joueur ne l’a pas.
Vous contrôlez Joel qui élimine les gardes armés et les médecins avant de kidnapper Ellie inconsciente, enterrant tout espoir de vaccin.
Vous êtes Joel qui condamne une humanité à laquelle il ne croit plus.
Vous êtes Joel qui s’enfuit en voiture avec Ellie, sur fond de ruines, d’apocalypse, et de guitare slide.
Vous êtes Joel qui écoute Ellie lui demander si l’opération s’est bien passée, si les médecins vont pouvoir fabriquer ce foutu vaccin pour lequel elle et lui ont bravé tous les dangers, pour lequel ils ont renoncé à un simili havre de paix, et pour lequel des survivants – hostiles ou non – sont morts.
Vous êtes Joel qui lui ment avec aplomb, un silence puis un “Oui” tranquille, asséné le regard sur la route.
Vous êtes Joel et vous n’êtes pas un héros.
The Last of Us n’enterre pas le cinéma. Non. En revanche, il met une âme dans la machine pour vous procurer d’étranges et inédites sensations : celle d’être à la fois responsable et spectateur du drame qui se joue à l’écran… et celle d’aimer des personnages que vous menez à leur perte.