Tuer un homme :
décadrages et décalages
Sortie le 1er octobre 2014. Durée : 1h40min.
Il est très peu question de religion dans les films d’Alejandro Fernández Almendras, et pour cause : le cinéaste chilien a pour habitude de déplacer la foi vers des contrées moins ésotériques et plus ancrées dans les liens du sang. Chez Almendras, la famille est un sacerdoce qu’on entretient en toute discrétion, en tout cas tant qu’il est possible d’être discret. On se bat pour préserver l’intégrité physique et morale des siens. On se démène pour qu’ils soient fiers. Chacun est motivé par l’angoisse parfois tétanisante de décevoir un jour les personnes aimées. Ce qui finit tôt ou tard par arriver, ce monde ne nous laissant guère le choix.
Dans son précédent film, l’immense Près du feu, Almendras filmait le long et douloureux chemin d’un couple s’apprêtant à être séparé par la maladie et la mort. Tandis que sa femme s’éteignait à petit feu, un homme tentait de lui rendre la vie moins pénible, pleine d’amour et de dignité, avant d’aller se défouler au gré d’activités agricoles salvatrices. Tuer un homme semble reproduire ce postulat pour s’en éloigner ensuite avec ardeur : un père d’une victime sujette au harcèlement y tente de préserver la tranquillité des siens, avant que la dégradation manifeste de la situation finisse par le forcer à employer les grands moyens.
Pas question pour Almendras de s’enfoncer dans la case thriller ou de jouer sur le suspense : Jorge finira par souhaiter la mort de l’homme qui menace les siens et par mettre son plan en application. Ici plus qu’ailleurs, l’important n’est pas l’objectif, mais la trajectoire. Tuer un homme fige l’acte-clé après avoir longuement disséqué les raisons de son inéluctabilité, puis s’attarde sur la façon dont le héros vit son nouveau statut de meurtrier. Clairement, ce n’est pas l’acte en lui-même qui intéresse le metteur en scène, même s’il s’en acquitte de fort belle façon : l’essentiel, c’est l’avant et l’après, qu’il oppose par un jeu de miroirs déformants se révélant hélas étonnamment bancal.
La structure même du film semble devoir être remise en cause : le harcèlement dont est victime la famille de Jorge occupe trop de place, empilement de séquences destinées à croquer la détresse des personnages principaux, mais aussi et surtout à justifier le crime à venir. À l’inverse, l’après-meurtre semble trop court bien qu’intense, d’où une forte impression de déséquilibre. Almendras semble pourtant maîtriser et assumer la construction de son film, en parfaite harmonie avec la mise en scène. Tout se joue sur les décadrages et les décalages : dès le début, rien n’est symétrique, rien n’est centré. Personnages, décors, véhicules sont irrémédiablement enfermés dans la partie basse de l’écran, comme écrasés par un ciel qui n’a rien de divin. Par endroits, Tuer un homme procure des sensations picturales d’une force absolue, donnant l’impression de voir Edward Hopper découper des morceaux de ses propres toiles pour désaxer son univers et troubler l’apparente quiétude de ses personnages.
Reste que ce refus du juste équilibre, tant sur le plan de l’image que sur celui du script, laisse une impression de coquille superbe mais un peu vide de substance, cette formidable idée ne semblant relayer aucun véritable propos sur la réelle nature de l’homme, son rapport à la mort, la façon dont il envisage sa propre monstruosité. Dans Huacho et Près du feu, ses deux films modestement sortis en France, Almendras observait comment des personnages en forme de longs fleuves tranquilles pouvaient finir par sortir de leur lit, poussés dans leurs retranchements par la goutte de trop. Tuer un homme semble bégayer ce propos et le faire de façon bien moins fine, comme si le refus d’Almendras de céder aux sirènes du film noir avait fini par le laisser comme paralysé, le cul entre deux chaises. Simple incident de parcours, très honorable au demeurant, pour de cinéaste chilien qu’on a connu plus fulgurant.