Pas Pleurer de Lydie Salvayre
Je me souviens de la première fois que j’ai découvert Lydie Salvayre, c’était il y a huit ans, en 2006, avec la publication aux éditions Verticales de Dis pas ça, un disque-livre réalisé avec Serge Teyssot-Gay, où les voix de l’écrivain et du guitariste de Noir Désir se répondaient, comme s’ils avaient été en couple depuis toujours. Je me souviens de phrases choc qui ressortaient du disque et jaillissaient à la gueule de l’auditeur, comme un cri de révolte juvénile qu’on aurait pu trouver niais et vain, mais qui explosait avec sincérité et conviction : « l’ennui est-il couvert par la sécurité sociale ? » et autres « vertiges de l’amour qui donne la nausée ». La chanson française y était revisitée et malmenée, et l’album, à la durée de vie certes limitée, illustrait l’amour et la haine au sein du couple à coup de « dis-pas ça » glaçants, prononcé doucement, crié ou susurré, qui faisaient l’effet de coups de couteau, d’autant plus violents qu’ils n’illustraient que la banalité de la vie. Et il y a une autre phrase du disque dont je me rappelle : « j’ai la foi, donc je tue puisque la foi m’absout » ; une sentence qui illustre parfaitement Pas Pleurer, le nouveau roman de Lydie Salvayre qui se déroule dans l’Espagne de 1936 lorsque les nationaux massacraient communistes et anarchistes avec la bénédiction de l’église.
Pas Pleurer fonctionne sur plusieurs niveaux. Prenant la forme d’une autobiographie familiale de l’auteur qui raconte, en s’autorisant des écarts, l’histoire de sa mère et de son enfance dans un petit village espagnol, d’abord connecté aux événements d’un point de vue purement théorique, avant de se laisser contaminer par la guerre civile, Pas Pleurer est surtout un roman, abordant des thématiques socio-politiques au travers d’une narration efficace, le tout entrecoupé de passages biographiques sur la vie de Georges Bernanos, l’auteur de Sous le soleil de Satan, de passage à Majorque au moment du début de la guerre, et dont l’innommable barbarie de l’armée franquiste, soutenue et encouragée par des prêtres, lui inspirera Les Grands Cimetières sous la lune, œuvre dangereuse, d’autant plus poignante qu’elle a été écrite par un royaliste profondément catholique. Qui plus est, il s’agit aussi d’un roman historique nécessaire qui rappelle ce que les communistes espagnols et les intellectuels français ont toujours essayé de cacher : le massacre des libertaires par les communistes et le fait que Staline ait peut-être fait assassiner autant d’anarchistes que les fascistes eux-mêmes.
Si le temps tranchera à raison facilement entre le camp des gentils et le camp des méchants, Pas pleurer raconte néanmoins l’histoire d’une confusion où le champ des possibles politiques s’imposait à une population qui ne demandait qu’une seule chose : voir ses conditions de vie s’améliorer. Le roman expose le caractère volatile et instable des mouvements où, à une semaine d’intervalle, les plus démunis encensent d’abord l’idée de liberté totale et de partage communautaire, avant de finalement se ranger derrière des notions comme la nation, l’ordre, les valeurs et l’autorité. D’un côté il y a Josep, l’anarchiste, de l’autre, Diego, le communiste en rupture avec le modèle familial bourgeois ; et au loin la menace franquiste. On pourrait trouver les deux extrémités éloignées, se dire que les gens ne peuvent pas retourner leur veste si vite, et pourtant ce qu’illustre avec beaucoup de simplicité Lydie Salvayre, c’est que lorsque l’on possède peu, toutes les voix sont aussi tentantes les unes que les autres. La liberté, on est pour ! Mais les traditions, on n’est pas vraiment contre non plus ! Le changement, oui il en faut, mais pas sans que l’on maintienne l’ordre et qu’il y ait des leaders pour taper du poing quand nécessaire ! Bien sûr on n’excuse jamais ici le racisme et les purges (bien au contraire même), mais le livre rappelle assez finement qu’une promesse en vaut bien une autre lorsqu’on ne supporte plus son quotidien tout en craignant de perdre le peu qu’on a.
Les armes des uns sont toujours aussi les armes des autres. Josep finit par exemple par réaliser que les prêches de la propagande anarchiste ne diffèrent en rien de ceux des ennemis, tandis qu’au même moment, il s’interroge sur ce que vaut une grande idée face à la culpabilité d’avoir laissé son père seul aux champs. Les hommes sont perdus dans un flux incompréhensible où il n’y a pas de juste chemin, et sont condamnés à se battre simplement parce que les choses ne peuvent pas rester en l’état.
On se retrouve ainsi avec une passionnante mise en scène de destins croisés, tournant tous autour de Montse, la mère de Salvayre, et de personnages que rien ne prédestinait à suivre les chemins sociaux, politiques et amoureux qu’ils suivront. Rien n’est aussi évident qu’il n’y parait, et par exemple Don Juame, le père de Diego, n’est pas du tout le personnage que l’on imagine au départ. Bien plus qu’un propriétaire terrien avide de dominer le peuple, il reste un des personnages les plus modérés et les moins partisans, qui préfère consacrer sa vie à la lecture et à la culture.
Bien que l’expression soit souvent galvaudée, la force de Pas Pleurer réside pourtant bien dans sa capacité à faire interagir la grande et la petite histoire avec d’un côté une guerre atroce et de l’autre une gamine de quinze ans qui se rappellera toujours de l’année 1936 comme la plus intense de sa vie, à la fois pleine de joie et de malheur. On y ressent toute la complexité des hommes, mais on en ressort avec l’idée que rien ne vient de nulle part, que l’enfance des hommes est comme l’enfance des mouvements, et que les tragédies s’écrivent bien avant leur réalisation (un point que creusait déjà La puissance des mouches). D’un côté il y a Georges Bernanos qui doit tout sacrifier pour une idée (« qu’a-t-il à gagner à cette entreprise » ; « Et bien ce qu’il lui en coûte de le dénoncer, il lui coûte plus encore d’en être le voyeur muet. »), de l’autre Montse qui n’a pas l’âge pour prendre d’autre décision que celle d’essayer d’être un peu heureuse, dans un contexte où tout la pousse à la résignation.
Entre brutalité et finesse, portée par une prose tantôt impeccable, tantôt joyeusement malmenée, la narration est ponctuée de sourires générés par les interventions de la mère de Lydie Salvayre qui parle français en malmenant les expressions de manière savoureuse (« son fils qui lui donnait à tordre du fil barbelé »). Jamais le roman ne sombre dans le mélodrame : il y a toujours beaucoup de recul et d’humour dans cette histoire qu’on imagine n’avoir pas été écrite à cet instant précis par hasard. En ces temps de retour en force des confusions idéologiques, Pas Pleurer éclaire un présent qui manque toujours autant de lumière.
- Faux Nègres de Thierry Beinstingel par Anthony
- Pas Pleurer de Lydie Salvayre par Benjamin Fogel
- Une constellation de phénomènes vitaux de Anthony Marra par Arbobo
- Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive
de Christophe Donner par Thomas Messias - Les Indomptées de Nathalie Bauer par Lucile Bellan
- L'amour et les forêts de Eric Reinhardt : la littérature pour le meilleur et pour le pire par Catnatt
- Tristesse de la terre d'Éric Vuillard par Alexis Joan-Grangé
- La condition pavillonnaire de Sophie Divry par Anthony
- L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage de Haruki Murakami par Benjamin Fogel