Qu’on se le dise, la plus fascinante des actrices d’Hollywood reste et restera Rita Hayworth. Pourtant, sa carrière est en grande partie oubliée. A son tableau d’honneur, le public retient moins la grande danseuse et actrice que l’image de femme-objet qui aura fait son malheur.
De la belle rousse, les médias retiennent souvent son érotique danse dans Gilda (Charles Vidor ; 1946) au son de « Put the Blame on mame ». Le coup de rein est franc, la voix envoutante. Gilda/Rita y retire lascivement son gant. Le cœur de milliers d’hommes chavira à cet instant. Rita Hayworth, c’est le fantasme suprême. Des formes parfaites, un visage d’ange, une classe dans les films noirs que seules Lauren Bacall et Bette Davies ont pu égaler. Et pourtant, rien n’est plus gênant que de fantasmer sur cette actrice. Car ce n’est pas sur elle que l’on fantasme, mais sur une image modelée. Une image qui aura fait oublier ses vrais talents au public et qui l’aura faite souffrir jusqu’au bout.
La bête sensuelle
Car Rita n’était ni rousse, ni destinée à être actrice, et encore moins à devenir l’idéal de la femme américaine. Les hommes auront constamment maltraité son corps, son image et bien sûr son âme. Le père était tyrannique, alcoolique et incestueux. Son premier mari, Edward C. Judson, la transforme à son dessein sous prétexte de prendre sa carrière en main. De brune, la sévillane d’origine passe à rousse. Elle perd du poids et a recours à la chirurgie esthétique. Pour rendre son visage plus fin, Judson lui fait retirer ses molaires. La bête sensuelle est prête, il n’y a plus qu’à la jeter dans la gueule des loups de Tex-Avery.
Trop souvent, l’actrice sera dès lors résumée à deux choses : la femme fatale et la danseuse de génie. Si ces deux aspects sont effectivement importants, leur utilisation commune a de quoi déranger. Dans l’infâme Arènes Sanglantes (Rouben Mamoulian ; 1941), Rita Hayworth incarne une tentatrice, Dona Del Sol, qui utilise un torero comme son jouet. La voilà réduite à une silhouette négative, de femme manipulatrice, semeuse de zizanie, sans aucune subtilité de jeu. Rita Hayworth est une marque, un label « femme fatale » baladé constamment par des hommes peu scrupuleux. En comparaison, Bette Davies arrivait à obtenir plus de rôles de femmes ambiguës, des pestes, des manipulatrices mais émergeait de ses compositions une tonalité parfois féministe, jouant toujours sur un multiple niveau de lecture (La vipère, L’insoumise, Eve).
Orson Welles, second mari de Rita Hayworth, a une idée aussi géniale que tyrannique. Il offre comme cadeau de divorce à Rita le premier rôle de La Dame de Shanghai. Il convoque les journalistes et, devant eux, coupe les cheveux de sa femme avant de la teindre en blonde. Le geste est génial car il tue le fantasme public et crée sa propre créature. C’est aussi un geste tyrannique car une fois encore, l’actrice subit le diktat d’un homme, et cette fois-ci avec les fracas de la presse. Avec la dame de Shanghai, Welles tue la femme parfaite et enivrante, ce que le public a du mal à accepter.
Ô elle, la charmante
Il est temps de se pencher sur ce qui faisait vraiment la puissance d’actrice chez Hayworth. Son impeccable sens du rythme. Cela vaut avant tout pour la danse, dont elle était une spécialiste. Ses deux plus beaux délices sont des collaborations avec Fred Astaire. Dans You’ll Never get rich (Sidney Landfiled ; 1941), le duo joue à chat dans un camp militaire. Les pas de danse sont précis, élégants, et Astaire trouve là quelqu’un à la hauteur de son génie. You’re Never Be a Lovier (William A. Seiter ; 1942), délicieux jeu de quiproquo, fait d’Astaire un amoureux maladroit et d’Hayworth une romantique malicieuse. Le titre français du film, « ô toi ma charmante », donne la couleur de cette merveille : drôle, coquette, magnifiquement rythmée. Le film surpasse presque tous les autres grands Fred Astaire avec Gigers Rodgers. Dans ces deux films pourtant, la danse y demeure rare. Et donc précieuse. Ça se mérite. Quelques claquettes d’Astaire, un peu de déhanché de Hayworth, et surtout une furieuse envie de valser avec eux.
Mais Rita Hayworth n’était pas qu’une pro du rythme lors des danses. Elle savait répondre à une réplique par un regard, un sourire, un mouvement succinct. Dès Seuls les anges ont des ailes (Howard Hawks ; 1938), où elle ne tient qu’un petit rôle, elle parvient à imposer son rythme face à Cary Grant très en forme. Une scène impromptue de retrouvailles se construit autour de sa personne, de ses déplacements. La voilà surprise de se retrouver au même endroit que le personnage joué par Cary Grant. Cette réaction, toute en finesse, sans surenchère dramatique, donne pourtant le “La” au troisième acte du film. Quand un grand réalisateur savait lui donner de l’épaisseur, Rita Hayworth lui rendait au quintuple.
Répudiée du monde des étoiles
Mais la vie décousue de l’actrice, ses multiples mariages (dont un avec le prince Ali Khan), et sûrement les blessures passées la conduisent à boire beaucoup. Comme pour rejeter un fantasme passé, le public et les producteurs estiment que sa déchéance physique et psychologique est due à cet alcoolisme. Or, Hayworth est malade : les médecins lui diagnostiquent Alzheimer. Les tournages se font rares. Avec Le plus grand cirque du Monde (Henry Hathaway, 1964), elle apparaît effectivement fatiguée, les traits marqués n’étant pas tant dû à l’âge qu’à une usure profonde, voire une mélancolie maladive. Dans ce film, Hayworth joue l’ex-femme de John Wayne, chef d’un cirque qui va faire une tournée européenne. Elle a fui depuis des années le cirque mais, au bénéfice d’une escale, elle retrouve ses anciens acolytes. Sa fille (Claudia Cardinale) a tellement grandie qu’elle participe activement au show. Le film peine à faire primer les personnages au décorum ; sauf lors d’une scène, celle de l’apparition de la belle rousse. Elle demeure simple spectatrice d’un numéro de diligences. Elle demande à une voisine ses jumelles. Soudain, alors qu’elle ne l’a pas vue depuis des années, elle admire sa fille, belle, énergique, fière. Peut-être qu’à cet instant précis, Rita Hayworth se revoit jeune, au firmament de sa gloire. Si au moment du tournage, l’actrice n’arrive plus à mémoriser ses dialogues, elle garde intacte son sens du timing et du regard. Ici, un simple petit geste de tête associé à des yeux émus font comprendre comment Rita passe le témoin à Claudia, autre reine de beauté qui aura la possibilité de s’émanciper de ce statut.
Aujourd’hui, c’est Jessica Chastain qui apprend à hériter des leçons offertes par Rita Hayworth en jouant de sa chevelure rousse flamboyante. D’ailleurs, les deux actrices ont joué le personnage de Salomé. La première, aux côtés d’Al Pacino, a forcément pensé à cette danse glaçante qu’exécutait Rita Hayworth devant un Charles Laughton médusé (William Delierte ;1953). Ici, le fantasme vivant se muait en créature presque terrifiante tant elle semblait prête à mourir pour réaliser ces pas. Le temps d’une danse, l’enfant abusée, la femme trompée, la déesse d’une Amérique révolue aura vaincu par K.O. les mâles.
Rita Hayworth meurt le 14 mai 1987. Un mois plus tard, Fred Astaire la suit au paradis. Sûrement était-il impatient d’aller refaire quelques pas de danse avec elle.