En août dernier, une des voix les plus impressionnantes de la télévision américaine s’est tue. Don Pardo, 96 ans dont 70 passés au micro de la chaine NBC, est décédé. En France, c’était un quasi-inconnu, à moins d’être un fan de Frank Zappa ou de connaître l’émission comique « Saturday Night Live » (qui n’est plus diffusée sur aucune chaîne française, pas même sur un canal confidentiel du câble ou du satellite). Alors qu’aux Etats-Unis, c’était une légende et sa voix était familière pour plusieurs générations d’Américains.
Si j’écris sur Don Pardo aujourd’hui, c’est bien parce que cette personnalité a constitué un pan important de pop culture à lui tout seul. Quand il rejoint le network NBC en 1944 – avec lequel il signe un contrat à vie -, c’est tout d’abord en radio, où sa voix annonce des feuilletons policiers ou de science-fiction. Durant la décennie suivante, il passe de la radio à la télé, mais reste toujours off-camera : à partir de 1956 il devient l’annonceur de la version originale du « Juste Prix », débutant chaque émission en présentant les sponsors du moment, puis en décrivant les objets dont les candidats doivent deviner le prix. De 1964 jusqu’au milieu des années 70, il occupe le même rôle pour le jeu « Jeopardy ». Quand un candidat gagne une partie, le présentateur d’alors, Art Fleming, passe la parole à son comparse, toujours de la même manière : « Tell ’em what they’ve won, Don Pardo ! » La phrase reste dans les têtes des téléspectateurs américains et devient virale. En 1984 le parodiste Weird Al Yankovic s’en moque même dans sa chanson « I Lost on Jeopardy », dans laquelle il demande à Don Pardo de lui dire ce qu’il n’a pas gagné… et la voix de NBC de s’exécuter, avec la même diction et le même débit que lorsqu’il participait à l’émission vingt ans plus tôt.
Parallèlement à ces jeux télévisés, Pardo accomplit des tâches plus sérieuses et doit assurer des astreintes pour communiquer des nouvelles de la plus haute importance en attendant que les journalistes prennent le relais lors d’éditions spéciales. C’est ainsi que, le 22 novembre 1963, il annonce aux téléspectateurs de NBC l’assassinat du président Kennedy à Dallas. Il fait aussi les lancements au sein de plusieurs journaux télévisés et magazines d’information dans les années 70 et 80, en particulier Live at Five pour lequel, fait rare, il réalise ses annonces sur le plateau, debout devant la caméra.
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Mais c’est en 1975 que sa carrière prend un tournant décisif. Pour raviver ses soirées du samedi occupées jusqu’alors par des rediffusions du talk-show de Johnny Carson, NBC demande à un jeune producteur, Lorne Michaels, d’imaginer une émission de remplacement. Il imagine alors un show mêlant comédie, satire politique et prestations musicales : « NBC’s Saturday Night », renommé « Saturday Night Live » durant sa deuxième année d’existence. Pour la voix off qui doit présenter les comédiens, les invités et lancer certains sketches, Lorne Michaels se voit présenter par la chaine une liste d’annonceurs. Son choix se porte immédiatement sur Don Pardo. « Jamais je n’aurais imaginé qu’il était disponible. J’étais très enthousiaste à l’idée de le faire travailler pour l’émission : il représentait une connexion directe avec l’histoire de la télévision », raconte le producteur au site Salon.com. À un âge où certains de ses confrères commencent à penser à leur retraite, Pardo, qui approche de la soixantaine, entame ainsi une deuxième carrière.
Il trouve très vite une formule efficace. De sa voix de stentor, il prononce chaque samedi un puissant « It’s Saturday Night Liiiiiiiiive ! » sorti du fond des âges de la télévision, d’un temps où il fallait parler fort pour que les micros captent les paroles. Suivi du nom de chaque comédien dans l’ordre alphabétique, de l’artiste musical et enfin de l’invité. En presque quarante ans d’existence, la forme de cette introduction n’a pas changé, contrairement à la musique du générique, à l’habillage et aux images. L’autre rituel immuable, c’est le lancement de « Weekend Update », le faux journal télé en milieu d’émission. Mais cette fois-ci sans fioritures, à la manière des vrais JT.
Don Pardo ne se limite pas à ces annonces. Régulièrement la troupe fait appel à sa voix pour participer aux sketches, notamment lors de faux jeux où il reprend son rôle de bonimenteur façon Juste Prix ou Jeopardy. Occasionnellement il est mis à contribution dans d’autres situations. En 2002, lors d’une battle de rap entre comédiens East coast et West coast, la géniale Amy Poehler lui lance un « Say my name, Don Pardo ! » d’anthologie, totalement déplacé et hilarant. Il a même droit en 1989 à une rare apparition en bonne et due forme face à la caméra dans un sketch mémorable porté par Jon Lovitz, qui prétend apporter chance, fortune et renommée à tous ceux qui font sa connaissance. Son tonitruant et jubilatoire « I’m on TV ! » à la fin du sketch résonne encore aujourd’hui comme une revanche pour celui dont on connaît plus la voix que le visage.
Reste que, pendant longtemps, Don Pardo n’a été connu que des Américains. Jusqu’à ce que Frank Zappa soit l’invité musical de « Saturday Night Live », le 11 décembre 1976. Il joue ce soir-là trois titres, dont « I’m the Slime », critique acerbe de la télévision, des messages qu’elle véhicule et de son pouvoir d’aliénation. Pour pimenter le tout, il confie à Don Pardo la tâche de réciter une bonne moitié du texte, qui s’exécute avec délectation dans un grand moment d’autodérision.
L’expérience est tellement concluante que Zappa embauche une partie des musiciens de l’émission pour ses concerts prévus quinze jours plus tard, entre Noël et le jour de l’an, ainsi que Don Pardo. Qui intervient sur trois morceaux : « I’m the Slime » dans un arrangement similaire à celui joué à l’émission ; « Punky’s Whips » où il raconte en introduction comment le batteur de Zappa, Terry Bozzio, est tombé amoureux d’une photo de presse d’un guitariste de seconde zone ; et « The Illinois Enema Bandit », dont il fait là aussi l’intro en présentant le principal protagoniste du morceau, l’histoire vraie d’un cambrioleur qui administrait des lavements à ses victimes avant de quitter les lieux de son méfait. Bref, Zappa fait dire les pires choses à Don Pardo, en totale opposition avec son rôle habituel de camelot télévisuel, et cela plait au vieux monsieur. Ces titres se retrouvent publiés sur l’album Zappa in New York sorti en 1978. Pardo y est crédité à la « narration sophistiquée », et c’est finalement grâce à cette curieuse expression que j’ai fait connaissance avec le bonhomme et voulu en savoir plus sur lui. Et que j’ai découvert, par extension, ce pilier de l’histoire de la télévision et de la comédie qu’est SNL.
Et donc, après quasiment quarante années passées à égrener les noms des participants de « Saturday Night Live », Don Pardo a tiré sa révérence. Tout juste un mois avant la diffusion de la première émission de la quarantième saison, qu’il avait prévu de faire. À l’annonce de sa disparition, plusieurs anciens de l’émission, sans s’être passé le mot, ont fait le même commentaire : « Quand Don a prononcé mon nom à l’antenne, j’ai su que j’avais réussi ». Certes, depuis quelques années, sa voix avait perdu de sa superbe, toujours forte certes, mais plus chevrotante, moins assurée. Cela ne le gênait pas : il s’en était même moqué lors de son apparition furtive dans 30 Rock , la série de Tina Fey, ancienne de SNL.
Darrell Hammond a pris le relais. Celui qui a passé 14 ans dans la troupe de Lorne Michaels, imitateur hors pair de Bill Clinton et de Sean Connery, avait déjà remplacé au pied levé Don Pardo les soirs où sa voix le lâchait, en émulant sa diction avec succès : la plupart des téléspectateurs ne remarquaient le changement. Mais aujourd’hui, pas question d’imiter son prédécesseur. Hammond utilise un phrasé plus doux et plus suave, qui contraste avec les retentissants éclats de voix d’avant. Une autre école. L’hommage à Don Pardo a été très discret durant la première émission : pas d’effusions, pas de montage d’archives, juste une photo entre deux sketches en milieu d’émission. The show must go on.