1) Woods – “From The Horn” (Alexis Joan-Grangé)
Extrait de “At Echo Lake” – 2010 – Garage rupestre
J’étais parti pour parler de John Zorn. Puis Discogs a rappelé à mon bon souvenir que Zorn avait signé 15 sorties cd en 2014 (sans compter les albums sur lesquels il officie comme producteur). C’est donc sans aucune logique autre que mon découragement couplé au classement alphabétique de ma bibliothèque iTunes que j’ai décidé de me rabattre sur Woods. Woods n’est pas le meilleur groupe du monde. Contre tout bon sens marketing, Woods sort un album par an depuis 2006, tous plus ou moins identiques, ne font absolument pas parler d’eux, et semblent n’avoir d’autre prétention qu’une agréable pop-song dont la limpidité est à peine trahie par un (léger) travail sur les textures. From The Horn n’est pas tellement représentative du groupe, mais ça sonnait comme “John Zorn” — on se rattrape comme on peut.
2) Alain Bashung – “Aucun Express” (Anthony)
Extrait de “Fantaisie Militaire” – 1998 – Album légendaire
En 1998, il était à peu près hors de question que des artistes français s’immiscent dans ma platine CD. Jusqu’à ce que Bashung, dont j’avais néanmoins apprécié quelques années plus tôt “Osez Joséphine”, sorte ce disque hors norme, truffé de moments magiques (“La nuit je mens”, “Fantaisie Militaire”, “Samuel Hall”, “Mes prisons”, “Angora”…) et dominé à mon humble avis par “Aucun Express”, boucle rythmique nappée de claviers célestes, et couverte de la voix pleine d’écho d’un Bashung apaisé. Déclaration d’amour à l’Amour, cette chanson s’impose par sa froide détermination, sa beauté glacée tout juste réchauffée par quelques accords de cordes. On touche au sublime.
3) Elliphant – “Look like you love it” (Lucile Bellan)
Extrait de “Look like you love it” – 2014 – Electro hip-hop
La difficulté de l’exercice qui consiste à choisir avec attention LA chanson d’un mois donné, c’est de capter avec le plus d’acuité possible un sentiment, une émotion qui dure. “Look like you love it” est une émotion qui dure pour moi, quelque chose comme un grand projet. Une énergie et des couleurs différentes de tout ce que j’ai pu connaître avant. Quelque chose de curieux, de facile, de sensuel. Parfois il est bon de ne pas trop se prendre la tête et de juste profiter. Je découvre, j’y travaille. C’est bon de voir qu’il reste des choses à découvrir, des territoires à explorer. Look like I love it.
4) Einar Stray – “Honey” (Marc Mineur)
Extrait de “Politricks” – 2014 – Orchestre de chambre
On ne remplace jamais vraiment un artiste, mais quand on constate qu’un de nos anciens compagnons de route arrête sa carrière ou prend des directions qu’on n’a pas envie de suivre, il est fréquent de trouver des substituts. Ainsi, quand Sufjan Stevens a très vite commencé à virer du côté portawak de la force, le premier album du Norvégien Einar Stray semblait en reprendre la luxuriance et la limpidité. Le second album est encore plus puissant, arrivant à encapsuler son intensité dans des morceaux (presque) courts qui ne s’interdisent pas une petite échappée purement musicale. Si ce “Honey” vous tente, l’album “Politricks” est un des gros conseils de la rentrée.
5) Jessie Ware – “Cruel” (Julien Lafond-Laumond)
Extrait de “Tough love” – 2014 – Pop
Le nouvel album de Jessie Ware, c’est grosso modo 40% de déception, 40% de honte ; heureusement qu’il reste 20% de plaisir, toujours à la limite du coupable. “Devotion” était une merveille, “Tough love” est épouvantable. N’empêche, la voix de Jessie Ware continue à plaire dès qu’elle ne se retrouve pas en pleine débâcle mainstream. “Cruel”, pas exemple, est un titre qui n’a rien d’exceptionnel. Les violons sont en trop. Mais il y a une mélancolie à laquelle je ne résiste pas du tout.
6) Hubert-Félix Thiéfaine – “Angélus” (Thomas Messias)
Extrait de “Stratégie de l’inespoir” – 2014 – Cantique des cantiques
Ado, Hubert-Félix Thiéfaine me terrorisait. Je ne comprenais rien à ses paroles apocalyptiques, truffées de mots que je ne connaissais pas. Le portrait de hippie abscons dressé par mes parents ne m’avait guère aidé à rentrer dans son monde. Et puis l’alchimie a opéré. Je ne comprends toujours pas les textes (encore que), mais je me laisse porter par eux, par cette atmosphère de fin du monde qui gagne chacun des morceaux du rocker jurassien. Le single “Angélus”, tiré de l’album à paraître en novembre, ne m’a pas quitté du mois. C’est loin d’être la première fois que Thiéfaine flirte avec Dieu dans l’une de ses chansons ; c’est loin d’être la première fois qu’il brise en miettes mes convictions d’athée cartésien le temps d’un morceau. Amen.
7) Kanye West – “Black Skinhead” (Laura Fredducci)
Extrait de “Yeezus” – 2013 – Hip hop mégalo
En ce moment, “Yeezus” me fait office de douche écossaise pour me réveiller le matin : c’est cool, c’est affreux, “tiens, plutôt osé”, “mais comment est-ce qu’il a pu oser !”. Je n’arrive toujours pas à décider si les coups de génie ou le mauvais goût l’emportent dans cet album — je penche pour le mauvais goût, mais au fond de moi j’adore grimacer sur le son dégueulasse et les rythmes putassiers qui s’enchaînent de façon inégale. “Black Skinhead” est le seul morceau que j’aime sans réserves… disons, presque sans réserve !
8) Nas — “N.Y. State of Mind” (Marc di Rosa)
Extrait de l’album “Illmatic” — 1994 — Rap
Il s’est posé au sommet de l’Empire State Building. En 1994, Nas le new-yorkais a élevé le rap à une hauteur vertigineuse, grâce à la sortie d’“Illmatic”, un album aux rimes tranchantes, à l’atmosphère saisissante et aux productions imposantes. Parmi les dix titres de cet opus figure N.Y. State of Mind, une plongée dans les eaux troubles de la Grosse Pomme, rythmée par les sons de DJ Premier, le flow aiguisé de Nasty Nas et des paroles qui font mouche : « Life is parallel to Hell but I must maintain ». Depuis le début de l’année, pour célébrer les 20 ans d’Illmatic, Nasir Jones a entrepris une tournée mondiale et joue son chef d’oeuvre en intégralité lors de ses concerts
9) Pharmakon — “Body Betrays Itself” (Benjamin)
Extrait de “Bestial Burden” — 2014 — Noise
“Abandon”, le premier album de Pharmakon publié l’année dernière, m’avait particulièrement déstabilisé, tout en me faisant prendre conscience de l’importance de Sacred Bones, le label qui l’hébergeait et sur lequel je suis souvent revenu depuis. Margaret Chardiet, qui est seule à la tête du projet, y imposait, du haut de ses 23 ans, une musique noise et brutale, mais particulièrement humaine. Quelques mois après la sortie, les médecins découvraient chez Chardiet un kyste à même de mettre ses jours en danger. C’est sur son lit d’hôpital qu’est né “Bestial Burden”, son second disque. Dessus, elle y exprime toute la défiance du corps, et met en avant cette chose à la fois si essentielle et si dégoutante. C’est un album qui grouille et qui sent la putréfaction des organes, un album qui plonge encore plus dans les tréfonds du l’humain que le précédent. C’est aussi sombre que magnifique.
10) The Tea Set – “Lucy Leave” (Christophe Gauthier)
Acétate – 1965 – Rhythm’n’blues
Il va falloir habiter dans une grotte pour échapper à la déferlante Pink Floyd qui s’annonce pour la sortie mi-novembre de leur nouvel album, “The Endless River”. Mais avant la musique molle pour cadres bedonnants, avant les méga-concerts en plein air, avant les délires mégalomaniaques en surround, avant les expérimentations sonores avec grand orchestre, il y eut ce petit quintet de rhythm’n’blues mal dégrossi, au nom encore fluctuant (selon les jours et les obligations, The Screaming Abdabs, The Tea Set, puis The Pink Floyd Sound), emmené par un gamin nommé Roger Barrett, alias Syd. Il y a certainement plus d’âme dans les 3 minutes de cet antique enregistrement jamais officiellement publié (et signé Barrett) que dans les 52 minutes de “The Endless River”. Et c’est un fan du Floyd, toutes époques confondues, qui vous dit ça.
11) Gucci Mane – “Making Money” (Dat’)
Extrait de “Trap God 3” – 2014 – Il lean pour noyer sa peine
Gucci en prison pour 5 ans, pour de sales affaires prouvant que le bonhomme ne déconne pas, on ne pensait pas retrouver le Guwop sur des sons de qualités. Car si la demi douzaine de mixtapes sorties cette année commençaient à nous faire perdre espoir (un mélange souvent foireux entre couplets enregistrés par téléphones au parloir et beaucoup de morceau/accapellas collés à des instrues à posteriori), Trap God 3 déboule sans prévenir et nous prend par surprise. Tracks excellentes, qualité sonore enfin acceptable et au milieu, ce mortel “Making Money”, qui nous fait dire que si la prison empêche à Gucci de sortir de vrais albums, il le préserve d’une éventuelle overdose, histoire de nous donner la possibilité d’en entendre quelques diamants en plus sur les années à venir.
12) Madi Diaz — “Stay together” (Arbobo)
Extrait de “Phantom” — 2014 — Electro-pop
Etonnante Madi Diaz… Presque à chaque disque elle parvient à glisser un ou deux morceaux à se rouler dans l’herbe de joie et à sauter sur les lits jusqu’à en péter la moindre latte. Dans celui-ci, il y a une petite parenté avec Chairlift qui n’est pas pour déplaire (voire Warpaint pour les plus imaginatifs).
Oh, il y a aussi à jeter dans sa production, mais qui écoute encore des albums en entier, si l’on est franc? Dans nos playlists fourre-tout composées plus ou moins soigneusement sur tel ou tel site, un seul principe nous guide : le plaisir. Et ça tombe bien, car le plaisir, c’est ce que nous donne ce morceau du dernier album de la jeune américaine sur son sixième disque.
Extrait de “The Basement Tapes Complete: The Bootleg Series Vol. 11” — 1967-2014 — Moment rare
Dans quelques jours, Columbia va sortir l’intégralité des Basement Tapes, ces sessions d’enregistrement uniques, privées, entre un Bob Dylan en fuite et un The Band aussi discret qu’exceptionnel. Jamais ces sessions n’auraient dû arriver jusqu’à nos oreilles en 1975 puis en 2014. Ce sont des moments sacrés, où Dylan joue avec des potes des chansons dans la cave de sa maison de Woodstock. Dylan arrache tous les éléments performatifs de sa musique et retrouve le plaisir de la jouer. C’est de la musique nue, sans artifices. C’est un moment éphémère qu’un idiot illuminé a eu le génie d’enregistrer. C’est la spontanéité à son apogée. Ce petit standard, “900 Miles Away From My Home”, en est un bel exemple.