Juan Atkins, la quête du futur (part 1)
C’était en 1984. Son maxi Techno City allait donner un nom à la révolution musicale des décennies suivantes. Juan Atkins, le visionnaire producteur techno de Détroit, serait bientôt surnommé « The Originator ». Trente ans plus tard, sa musique sombre et mystérieuse n’a pas encore livré tous ses secrets. Cet artiste majeur de la scène électronique est animé par une certaine idée de l’art et du futur. Ses créations artistiques, « Magic Juan » les envisage comme une projection de ses rêves et de ses sensations dans la Voie lactée. Il a abstrait les éléments qui auraient pu enfermer ses compositions musicales dans une époque définie ou un genre particulier. « En définitive, Atkins allait devenir une sorte de leader spirituel de la techno ; certains l’appelaient même “Obi Juan” », raconte le regretté journaliste Dan Sicko, dans son excellent livre Techno Rebels.
Techno City est en fait l’oeuvre de Cybotron, un duo formé par Richard Davis et Juan Atkins, accompagné sur ce titre d’un guitariste. Mais « The Originator » n’en est pas entièrement satisfait et pense que le groupe ne devrait pas prendre la direction plus rock préconisée par Richard Davis. « Magic Juan » ne se résout pas à ce retour en arrière vers une formule musicale plus traditionnelle avec des guitares. Depuis la sortie du morceau Clear en 1983, il veut élaborer une musique électronique gorgée de sons robotiques, de vocoder et cadencée par des pulsations funk et des boîte à rythmes hip hop. C’est-à-dire de l’électro (dont l’hymne est le titre Planet Rock d’Afrika Bambaataa) avant le glissement de sens de ce mot et son emploi pour désigner n’importe quel morceau de musique électronique.
A la lumière d’influences croisées qui se superposent, Juan Atkins s’est forgé une vision toute personnelle de ce que doit être la bonne musique. Sur le plan intellectuel, il est éclairé par les livres de l’essayiste Alvin Toffler, le Choc du futur et la Troisième Vague, tandis que l’univers de la science-fiction lui offre l’évasion culturelle à laquelle il aspire… et une sorte de transition vers le psychédélisme de deux groupes hors du commun : Funkadelic et Parliament, les formations funky de l’avant-gardiste George Clinton, lui ayant fait forte impression lorsqu’il les a vues en concert à Détroit. Venus tout droit d’Europe, Giorgio Moroder et ses sonorités électroniques infinies ont également provoqué un choc esthétique chez Juan Atkins. Adolescent, il imagine que ces sons sont fabriqués par un superordinateur. A travers ce creuset, on comprend mieux sa citation dans le film Modulations de la réalisatrice brésilienne Iara Lee : « Les ovnis n’existent pas. La musique des machines est le seul moyen d’aller de l’avant ». « Magic Juan » s’est toujours projeté dans le futur pour concevoir sa musique. D’ailleurs, George Clinton et lui partagent un même attrait pour les thèmes du cosmos et des extraterrestres, ce qui les reliera rétrospectivement au courant afro-futuriste.
Quelques temps après la sortie de Techno City, il quitte Cybotron et fonde son propre label, Metroplex. Selon les pseudos, Juan Atkins montre son visage techno (Infiniti et bien d’autres alias) ou électro (Model 500). Dans une interview accordée au site about.com, il s’en explique : « Model 500 est vraiment la suite de Cybotron. C’est une chose à laquelle je suis attaché et dont j’ai toujours souhaité ne pas m’éloigner quand je produis de la musique sous ce nom. Ces dernières années, c’est probablement ce que Cybotron aurait fait si ses fondateurs ne s’étaient pas séparés. C’est plus proche de chansons avec des mélodies, pas simplement des morceaux pour les pistes de danse – cela a toujours constitué la base de mon travail sur Model 500. En revanche, si je fais des choses sous le nom d’Infiniti, ce sera la forme la plus stricte de techno, ce que l’on considère comme la techno la plus pure actuellement en Amérique du Nord et en Europe ». Dans ce premier papier, nous nous intéresserons à Model 500, son projet de funk « high-tech ».
Une forme d’abstraction se glisse déjà dans le nom. Model 500 fait référence à une dénomination industrielle et impersonnelle. Elle ne laisse rien deviner de son fondateur, tant il est impossible de savoir que Juan Atkins est afro-américain et originaire de Détroit. Il s’agit de s’effacer derrière sa musique, de se soustraire à toute représentation visuelle. Aucune photo n’orne alors les pochettes des disques de Model 500, même si « Obi Juan » n’avait probablement pas les moyens financiers de le faire. Musicalement, « Magic Juan » extrait les composantes du funk de leurs limites instrumentales et humaines ; dans ses morceaux les plus abstraits, il les utilise pour elles-mêmes, à l’image d’un peintre qui emploierait les couleurs et les lignes de cette façon, sans intention de représenter le monde sensible.
En 1985 paraît No UFO’s, le premier maxi de Model 500 sur Metroplex. Ce morceau dessine la courbe d’une électro racée et mystérieuse, mais aussi dansante et vocale. La basse groove, les percussions claquent et la voix d’Atkins scande des paroles sur la prétendue non-existence des extraterrestres. La face B, Future, mérite le détour. Le maxi suivant, Night Drive, est encore plus mystérieux. « Time, Space, Transmat », avertit une voix vocodée. Transmat désigne la télétransportation au sens de la science-fiction, illustrée par la série Star Trek. Le morceau évolue dans cet univers et tous ses éléments y concourent. Les synthétiseurs se font encore plus robotiques que sur No UFO’s, la basse est énigmatique à souhait.
Clin d’oeil (dans le titre) au morceau du même nom de Giorgio Moroder, composé pour le film Midnight Express, The Chase sort en 1989. L’année suivante, Ocean to Ocean est doté d’une mélodie, mais ne se départ pas de cette atmosphère futuriste et ténébreuse, si caractéristique de Model 500. Au début des années 90, le superbe Vessels in Distress marque un tournant dans le son du projet funk « high-tech » qui établit à travers ce titre une passerelle entre l’électro et la techno.
En 1995, Deep Space, le premier album de Model 500, prolonge le thème de l’exploration spatiale. La pochette (la nébuleuse de la Carène) et le titre des morceaux (Milky Way, Starlight, Last Transport (To Alpha Centauri) etc.) le déclinent. Sur la lancée de Vessels in Distress, Deep Space accentue encore l’évolution du projet Model 500 qui ne cesse d’élargir son spectre musical dans l’univers électronique. Milky Way flirte avec l’ambient, alors que Starlight est très minimal par exemple.
Model 500 Mind and Body (R&S)[/caption]Quatre ans plus tard, un deuxième album de Model 500, Mind and Body, arrive dans les bacs de la fin du XXème siècle. Paradoxalement, si Juan Atkins dévoile une partie de son visage sur la pochette, sa musique franchit un nouveau stade dans l’abstraction. Il faut ainsi plusieurs écoutes avant de pouvoir s’emparer de toute la substantifique moelle de Psychosomatic ou de Mind & Body. Toujours plus éloigné de l’électro, Juan Atkins s’essaye à la drum’n’bass (Incredible) et au r’n’b « high-tech » (Everyday, Tipsy). Cela n’empêche pas In & Out d’être un morceau de funk « high-tech » au groove ravageur et à l’innovation indéniable.
A suivre…