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At Berkeley : illustrer l’Occident

Par Alexis Joan-Grangé, le 10-12-2014
Cinéma et Séries
À propos d'At Berkeley, lire aussi l'interview de Frederick Wiseman par Axel Cadieux.

Séance de rattrapage. C’est en février dernier qu’At Berkeley a atteint les salles françaises. “Les salles”, c’est beaucoup dire, puisqu’à Paris, dix jours après sa sortie, le documentaire de Frederick Wiseman n’était visible que dans une seule. Pure désillusion, évidemment, de croire qu’un documentaire de 3h45 sur une institution étrangère puisse s’attirer une large audience. Pourtant, Wiseman a toujours joui en France d’un accueil favorable, et At Berkeley, malgré sa durée, n’était ni le plus difficile ni le plus austère des films de cette année. C’était au contraire l’un des plus beaux. En 2014, At Berkeley était aussi l’un des plus nécessaires.

Le film que vous n’avez donc pas vu illustre sur près de quatre heures la vie du campus de Berkeley alors que l’université doit faire face à une diminution importante de ses subventions publiques. On y entend entre eux les étudiants, les professeurs, les administrateurs. Des paroles prises à l’occasion de débats, de séminaires, de manifestations. On sait de Wiseman qu’il privilégie les tournages courts et intrusifs. Université oblige, l’attention d’At Berkeley est presque exclusivement centrée sur cette parole, qui, comme toujours chez Wiseman, est presque de l’ordre du hors champ, d’une captation aléatoire. Un vif que seul contrebalance l’art ténu du montage qui est aujourd’hui le sien. Regarder At Berkeley, c’est d’abord regarder des gens travailler, et précisément, travailler cette matière du savoir et de sa transmission qu’est le logos.

La presse française qui a pris la peine de chroniquer At Berkeley l’a globalement résumé au combat antinéolibéral qui s’empare de l’université à l’occasion de cette lutte. Il est vrai que l’université de Californie, l’une des plus prestigieuse et sélective de son pays, est aussi connue pour ses tendances ouvertement de gauche. Entre autres, les protestations contre la guerre du Viêt Nam y sont nées. Cet At Berkeley-là, film où une communauté tente de préserver son modèle idéal des intérêts privés, existe bien, et il n’est pas avare en arguments et contre-arguments. Notamment celui-ci, terrible en lui-même : quelle légitimité pour la défense d’un accès public à l’éducation, lorsque précisément le public, à travers son représentant l’État, travaille à sa suppression ? N’est-ce pas, au fond, un droit propre de la démocratie que de démocratiquement s’affaiblir elle-même ? Ce film-là est passionnant, mais il réduirait Wiseman au reporter qu’il n’est pas. At Berkeley, comme sommet provisoire de la filmographie de Wiseman, est un objet plus précieux, une expérience qui ne peut être réduite à un long article visuel de 244 minutes.

L’Occident dans son détail, comme le produit aggloméré d’individus accaparés par leur tâche.

Débutée à la fin des années soixante, l’œuvre de Wiseman s’est, pour ainsi dire sous le poids de ses propres itérations (40 films à l’heure actuelle), progressivement départie de son engagement partisan. Avec Meat en 1976, et La Comédie française vingt ans plus tard, respectivement première incursion dans une entreprise privée et première expatriation, le cinéma de Wiseman s’est ouvert à un pluralisme étonnant, dont à bien des égards At Berkeley est le miroir. Le désir de fournir, à destination du public, un rapport sur le fonctionnement de ses propres institutions gouvernementales, a fini par faire place à un projet aux normes plus universalistes : illustrer l’Occident. Non l’Occident comme superprojet de civilisation, mais l’Occident dans son détail, comme le produit aggloméré d’individus accaparés par leur tâche. Pour qui s’intéresse à quoi ressemble la vie des autres au sein du monde (post-)post-industriel, peu d’oeuvres, aujourd’hui, possèdent l’envergure encyclopédique et naturaliste de celle de Wiseman.

Au fond, cet élan universaliste de l’œuvre a toujours été en germe dans le procédé wisemanien. En refusant tout apport hypertextuel d’informations, autres que celles contenues dans l’image, c’est un nivèlement positif qui est introduit entre spectateur, acteurs et réalisateur. Comme document, les films de Wiseman ne supposent aucun contexte. Le contexte y est toujours à déduire, insécable de ses manifestations dans l’action ou dans la parole des protagonistes, et non un didacticiel surplombant, proféré au spectateur selon le bon vouloir de ceux qui le connaissent. Cette confiance placée dans l’image – qu’on en apprendra tout autant en laissant le film se faire –, seul Depardon peut-être l’a partagée, dans sa veine la moins biographique (Faits divers, Délits flagrants). Moins neutralité de documentariste qu’émerveillement devant le fait opérationnel des rapports humains. Reporter la parole telle qu’elle est dite, c’est en faire l’éloge, celle de son existence et de son autonomie ; c’est, aussi, la faire valoir pour elle-même. At Berkeley, avant toute préoccupation politique, est surtout fasciné par ces gens qui ne cessent d’échanger et de construire ensemble.

Alors, ce qui est presque choquant dans At Berkeley est à quel point cette parole est partout bienveillante – c’est-à-dire à l’écoute –, profondément dialectique dans son désir de trouver un interlocuteur. Qu’elle soit celle en double aveugle de l’administration et des étudiants, celle des professeurs ou des jardiniers, la même croyance règne dans le bienfondé du pluralisme, dont At Berkeley, finalement, ne fait que joyeusement enregistrer le déploiement. Le film n’est pas un cours d’éducation politique, mais le constat apaisant que le politique, lorsqu’on le laisse tranquille, lorsqu’est laissé au discours l’usage de sa temporalité propre, est toujours opérant, soit-il rattaché à la défense d’un idéal précaire.

La réussite n’est plus tributaire d’une force à abattre, mais d’un idéal commun à soutenir.

L’une des dernières scènes d’At Berkeley présente une étonnante réunion d’anciens combattants. La plupart sont encore jeunes, et tous ont décidé de reprendre leurs études. Ils parlent de leur expérience. L’un d’eux explique, avant d’être approuvé par les autres, à quel point l’université lui semble un milieu plus dur que la guerre. Il dit, en substance, qu’ici la responsabilité de son échec ou de sa réussite ne peut plus être déplacée vers une chaine de commandement. Que se sentir aussi bien soutenu par un corps (l’université) ne rend que plus crue sa propre responsabilité dans le projet qu’il s’est donné. D’une certaine façon, pourrait-on dire, sa difficulté provient qu’il ne peut désormais pointer aucun ennemi. La réussite n’est plus tributaire d’une force à abattre, mais d’un idéal commun à soutenir. Le diable, s’il existe chez Wiseman, n’est certainement pas dans le détail.