Engrenages, saison 5 : le royaume de Danemark est pourri
Cet article ne contient aucun dévoilement majeur.
Engrenages a parfois eu des baisses de régime, et toutes ses saisons ne se valent pas, constats qui s’appliquent à d’autres séries magistrales. Mais elle reste l’une des meilleures fictions télé répertoriées, et la cinquième saison tire excellemment parti de la familiarité accumulée avec les principaux personnages.
Regarde les hommes tomber
Si Engrenages est si bonne, c’est parce qu’elle ne s’est jamais départie d’une ambition rarissime sur petit écran. Le refus du point de vue est poussé à son comble dans la nouvelle saison.
Dans un film, un point de vue est généralement privilégié. A la télévision également, car malgré la multiplication des séries à “héros collectif”, comme on les appelle dans le jargon, la notion de point de vue reste présente. Pour collectifs qu’ils soient, ils constituent une entité unique tendue vers un objectif commun, qu’il s’agisse de la police scientifique de Las Vegas (Les Experts) ou d’une chorale de lycée (Glee).
Très rares sont les séries qui parviennent à être plurielles, à proposer des points de vue différents voire concurrents. Engrenages est de celles-là. Twin Peaks y est parvenue, au-delà de l’enquête les histoires de familles ou les intrigues locales comptent autant dans le récit que la trame policière. Dans la série étalon du 21e siècle, The Wire, les spectateurs sont autant plongés dans la politique, le quartier des dealers, que dans la police. Chaque saison avait toutefois une dominante, la police, les dealers, la politique, le journalisme, l’école. Le point de vue était démultiplié mais avec un regard principal. Dans Engrenages, malgré un fil rouge immuablement criminel, la primauté du point de vue policier se dilue saison après saison. Jusqu’à disparaître tout-à-fait avec la dernière en date.
La coupe est pleine
Dès lors, pour que la série tienne, il faut le meilleur de la fiction. D’abord un scénario en béton, certes très riche mais surtout dont les différents éléments s’articulent parfaitement. Ensuite une pléthore de comédiens au meilleur niveau, qui habitent la peau de leur alter ego. L’intrigue serait déséquilibrée si les avocats étaient mieux joués que les flics, ou que les juges. Caroline Proust et Thierry Godard crèvent de plus en plus l’écran, mais derrière ces préférences personnelles c’est en fait tout le casting qui est sans faille, depuis le moindre petit rôle.
Enfin, un montage millimétré. On évoque rarement le montage d’une série télé, à tort. Lorsque le récit est aussi complexe que dans Engrenages, son importance devient plus cruciale encore que d’ordinaire, c’est aussi grâce au montage que l’équilibre entre les différents points de vue est maintenu, et que nous ne sommes jamais perdus. Les changements de rythme, les ruptures, les suspens, c’est en partie grâce aux monteurs que nous traversons la saison avec une sensation d’asphyxie. Non seulement le montage est remarquable, mais le mixage du son a le bon goût de ne pas le saloper.
Le plaisir de se laisser mener en balade
L’enjeu du montage est à la hauteur de la complexité de l’intrigue, qui nous balade allègrement. Au cours de cette saison, nous sommes constamment distancés, plongés dans le doute. Bien que chaque angle de l’histoire nous donne des éléments que d’autres personnages ignorent, nous n’avons aucun coup d’avance. Nous en savons plus que n’importe quel personnage… mais dans le fond nous ne savons rien. Nous sommes trimbalés d’un remous à l’autre, sachant seulement, en spectateurs modernes, que les fils séparés du début finiront tôt ou tard par se relier.
Malgré la complexité de l’enquête (une mère est retrouvée dans le canal ligotée à sa jeune fille), nous ne sommes pas largués non plus. C’est l’étrange réussite d’Anne Landois et son équipe, nous rendre accros à un récit dont nous sommes bien en peine de deviner la scène suivante. Avec de trop grosses ficelles, nous reprendrions vite haleine, tandis que cette fois nous haletons plus de 10 heures de rang. Depuis la troisième saison, les épisodes vont en effet par douze, formidable terrain de jeu pour des scénaristes (Anne Landois et Simon Jablonka, qui dirigent huit autre scénaristes et dialoguistes), à condition qu’ils aient les épaules larges, et la confiance maintenue des Anglais de BBC Four.
Toi qui entre ici, abandonne toute espérance
La dernière marque de cette saison, c’est son nihilisme. A peine surnage un élan animal, l’instinct de protection parental qui travaille plusieurs personnages. L’humanité, elle, est bonne à jeter. Après 4 saisons entre l’excellent et le remarquable, et avec une qualité d’écriture peu fréquente, les conditions sont réunies pour que les spectateurs habitués acceptent la proposition et ne déscotchent pas de bout en bout.
Tout tombe en lambeaux. Les fidélités ne sont pas récompensées, les personnages les plus attachants s’échinent à décevoir. Les idéaux ne sont plus que des mots, prononcés par inadvertance comme une vieille habitude mal désapprise.
On voulait faire le bien, on fait mal. On voulait servir la justice, on fait le lit de l’erreur judiciaire.
Même l’image est grise, l’histoire est noire, inutile de chercher la lumière. Quant-aux cœurs et aux âmes, ou ce qu’il en reste, ils chlinguent la gangrène à faire dégobiller un asticot.
On en redemande !
>> Un portrait de la comédienne Caroline Proust
>> Les monteurs et monteuses de la saison : Christophe Pinel, Corinne Saglio, Jean-François Elie, Mike Fromentin, Isabelle Bassaglia, Sarah Anderson, Emmanuelle Labbé, Myriam Cadène, Maud Dubois, Hélène de Luze.