Les nouveaux sauvages : nihilisme et bourgeoisie
Sortie le 14 janvier 2015. Durée : 2h02.
Invité surprise de la dernière sélection officielle du festival de Cannes, où il prétendit à la Palme d’Or au même titre que les films de Dolan, Ceylan, Rohrwacher ou encore Sissako, Les nouveaux sauvages est paraît-il parvenu à susciter l’hilarité la plus totale au sein d’une assemblée cannoise moins encline à la gaudriole qu’aux sifflets. C’est sans doute vrai, mais l’essentiel est de toute façon ailleurs. L’essentiel, c’est que ni le cinéma argentin ni le genre comédie ne sortent grandis d’une telle démonstration de force qui parvient à faire illusion deux heures durant. Les nouveaux sauvages est un film divertissant, et c’est déjà ça. Pour faire dans la critique de bas étage, on ne s’ennuie pas. C’est d’ailleurs dans l’analyse de ce non-ennui que réside peut-être la clé.
Les nouveaux sauvages est un film rythmé. Pas une minute sans son événement sordide, son gag teinté d’hémoglobine, son rebondissement inattendu. De ce point de vue, il faut bien reconnaître à Damián Szifrón un certain talent pour enchaîner les événements avec appétit. Qu’il soit d’ailleurs crédité comme co-monteur est assez révélateur : Szifrón a bien conscience que sans ce rythme soutenu, son film subirait un affaissement rapide. Il se produit ici le même phénomène que dans le récent Whiplash, encensé un peu partout en dépit d’un scénario fait de trous d’air : ce tempo saccadé, qui ne laisse pas le temps au spectateur de reprendre son souffle, agit comme un écran de fumée. Le réalisateur lui assène un uppercut toutes les dix secondes pour l’empêcher de renouer avec toute forme de clairvoyance. L’illusion est quasi parfaite : secoué comme un cocotier, on pourrait ne pas prendre conscience de la vacuité réelle de l’ensemble.
Mais Les nouveaux sauvages va plus loin que Whiplash dans la manipulation : sa structure de film à sketches lui permet de “zapper” d’une histoire à l’autre dès que le récit semble en voie de s’essouffler. Szifrón pratique le gavage par crescendos : il orchestre des montées en puissance plus ou moins longues puis, une fois ses personnages sur le carreau — tous ne passent pas l’arme à gauche mais peu sortent de leurs aventures en bon état —, ils les abandonne. On a l’impression de voir un gamin perturbé jouer avec ses Playmobil : une fois leurs têtes arrachées, il les laisse lâchement de côté pour aller en massacrer d’autres. Procéder ainsi, c’est oublier qu’il n’y a rien de plus beau au cinéma que de voir des hommes et des femmes chercher — et parfois trouver — un second souffle afin de se sortir du bourbier. La paresse de Szifrón, petit malin trop conscient de l’être, annihile toute beauté.
C’est le propre de ce genre de programme : certains segments fonctionnent plus efficacement que d’autres. C’est le cas du prologue en avion intitulé Pasternak, à la fois le plus court et le plus minimaliste, qui parvient à être aussi absurde que crédible. Ne confondant pas méchanceté et hystérie, Pasternak tire profit de sa brièveté : il exploite son idée singulière pour montrer comment une somme de médiocrités peut mener à la catastrophe, puis tire sa révérence après une conclusion laconique. Poursuivre dans cette voie aurait permis à Szifrón de s’ériger en modeste disciple du Régis Jauffret de Microfictions — cinq cents histoires de deux pages chacune, faisant ressortir le pire de ce qu’il y a en chacun de nous. Son envie de faire le spectacle à tout prix aura hélas eu raison de son exigence narrative et artistique.
Par la suite, on n’atteindra plus jamais le niveau de cette alléchante entrée en matière. Cependant, s’il faut extraire un autre morceau de choix, El más fuerte est celui-là. S’inspirant sciemment de Duel avant de lorgner sur John Dahl, ce segment orchestre un affrontement à mort entre deux automobilistes. Là, l’efficacité de la mise en scène fait mouche, créant une certaine euphorie dans l’empilement des situations. En fait, si El más fuerte fonctionne assez bien, c’est parce qu’il n’a aucune autre ambition que celle d’observer comment la bêtise et l’amour-propre peuvent mener deux hommes à leur perte. On est dans le jeu de massacre, le chamboule-tout pur et dur. Et malgré quelques détails dispensables dont un inutile rebondissement scatologique, il est permis de prendre du plaisir, puisqu’on est là pour ça.
Si les autres segments sont loin de fonctionner aussi bien, suscitant l’épuisement ou au mieux l’indifférence, c’est parce qu’à un comique de destruction massive se mêle un propos pachydermique sur cette société qui nous pousse, pauvres malheureux que nous sommes, à devenir des monstres. Honnête citoyen excédé par la mise en fourrière abusive dont il s’estime victime, jeune mariée qui découvre en pleine réception qu’elle a été trompée, nantis prêts à tout pour que leur chauffard de fils évite la prison… Sous couvert de cynisme, Damián Szifrón a hélas tendance à justifier avec complaisance la violence dont font preuve ses protagonistes. Dédouanant ses personnages de leurs actes, les victimisant jusqu’à plus soif, il semble alors se rêver en cinéaste nihiliste… sauf que son discours contestataire ne s’appuie quasiment que sur des protagonistes petit-bourgeois qui pètent les plombs parce qu’on touche à leur petit confort ou à leur vision étriquée de la société.
Le succès international des Nouveaux sauvages et sa nomination à l’Oscar du meilleur film étranger auront au moins le mérite d’attirer les projecteurs sur un cinéma argentin en perte de vitesse depuis quelques années. Absent au cinéma depuis la sortie en 2005 du buddy movie Tiempo de valientes, passé par la télévision, Damián Szifrón a visiblement pris le temps de se faire connaître afin de pouvoir réunir la fine fleur du cinéma argentin : le compositeur Gustavo Santaolalla, doublement oscarisé pour les bandes originales de Babel et Brokeback Mountain, Javier Juliá, le directeur de la photographie du somptueux Último Elvis, mais également une dream team d’acteurs locaux. Aux côtés de Ricardo Darín, on compte dans le film une demi-douzaine de stars du cru, de Leonardo Sbaraglia (l’automobiliste, vu entre autres dans El Campo) à Érica Rivas (la mariée, inoubliable héroïne de Por tu culpa), dont l’énergie débordante ne peut que donner envie de les retrouver ailleurs, dans des films peut-être moins spectaculaires mais plus longs en bouche. Si ce film ambitieux mais pataud pouvait constituer une carte de visite efficace, on lui pardonnerait volontiers une partie de ses évidents défauts.