Contes de l’au-delà – le cinéma de M. Night Shyamalan : sous la carapace
Écrit par Ghislaine Lassiaz, David Honnorat, Christophe Beney, Axel Cadieux, Éric Vernay, Hendy Bicaise et Hugues Derolez (sous la direction de ce dernier). 160 pages + 16 pages d'illustrations.
Les ouvrages collectifs autour d’un même artiste me donnent la chair de poule. Je crains toujours de n’y trouver qu’une juxtaposition de textes inaboutis, aux styles mal assortis, au service d’un propos salement redondant. Il faut une sacrée cohérence d’esprit(s) pour mener à bien un projet comme celui-là. Grâce soit rendue à Hugues Derolez, maître d’oeuvre hors pair, qui a su trouver l’harmonie dans cette somme de thématiques et de personnalités. Mais la vraie réussite de ce livre, on la doit à M. Night Shyamalan lui-même, ou plutôt à la façon dont s’est agencée sa carrière. L’année de son troisième film, Sixième sens, le monde entier avait trouvé son nouveau Spielberg, son roi du twist, son petit génie plein de talent et d’orgueil. Quinze ans après, les cartes ont été redistribuées. Méprisé voire détesté, Shyamalan ne fait plus se lever les foules, et encore moins les producteurs. Quoi que l’on pense du contenu de son oeuvre, cette déchéance rapide a de quoi attrister. Et c’est justement cette tristesse qui fait toute la beauté de Contes de l’au-delà, ce livre bouffi de regrets qui tente de comprendre pourquoi Shyamalan a déçu le plus grand nombre et pourquoi il doit néanmoins être considéré comme un cinéaste important.
La tristesse. C’est justement ce qui m’avait saisi dans Sixième sens puis Incassable, deux films qui transcendèrent une année 2000 peu avare en découvertes shyamalanesques. Pour des raisons bien différentes, Malcolm Crowe et David Dunn, les deux personnages incarnés par Bruce Willis, semblaient porter le poids de toute une vie sur des épaules pourtant robustes. Des mariages qui battent de l’aile. Une destinée individuelle tressaillante. De vraies difficultés à communiquer avec l’extérieur. Au-delà de la virtuosité de leur mise en scène et de leur scénario certes à tiroir, il y avait dans ces deux films la promesse d’un regard désenchanté sur le monde et les relations humaines Sans Bruce Willis mais toujours avec conviction, cette tristesse se retrouvait également au cœur de Signes (la dévorante absence de la mère de famille) et du Village (la réclusion en plein air, la cécité de l’héroïne). Comme Shyamalan dans chacun de ses films, les sept auteurs peignent cette mélancolie par petites touches, pour ne pas risquer de sembler insistants.
L’exploit de Contes de l’au-delà concerne la suite de la filmographie de Shyamalan. Comme beaucoup, j’ai décroché au moment de La jeune fille de l’eau, vaste jeu de rôle à huis clos qui m’a toujours donné l’impression d’avoir été livré sans la règle du jeu. Le livre est parvenu à me donner envie de revoir ce film, de lui donner réellement une seconde chance, de l’appréhender autrement. Écrire sur l’art, c’est avoir envie de transmettre, d’exprimer, d’accompagner, mais surtout de convaincre. Contes de l’au-delà m’a convaincu de revoir La jeune fille de l’eau et Phénomènes sans tarder, ce qui n’est pas un mince exploit. Il faut dire que chaque auteur officie avec délicatesse, évitant toute trace de péremptoire et citant de nombreux dialogues, ce qui a pour effet d’humaniser ce Shyamalan souvent décrit comme une simple machine à intrigues.
La deuxième conséquence de ce grand nombre de citations, c’est qu’elles permettent de matérialiser, comme un fil rouge, la multiplicité des problématiques soulevées par les films de Shyamalan. Pétris d’angoisses, ses personnages se heurtent à des dilemmes existentiels que seule une psychanalyse semblerait pouvoir résoudre. Mais c’est finalement en exprimant leurs singularités qu’ils parviendront à trouver leur place dans la société, à comprendre enfin quel est leur rôle, à faire la paix avec eux-mêmes ainsi qu’avec leurs proches. Les films de M. Night Shyamalan appellent de nombreux visionnages, et survivent bien au-delà des simples twists auxquels on les a trop souvent réduits – d’où la déception suscitée auprès du public certains d’entre eux, qui s’affranchissent totalement de cette mécanique scénaristique. Contes de l’au-delà offre de nombreuses clés permettant de les redécouvrir sans cesse, leur mise en scène étant souvent si fine qu’elle crée des sentiments difficiles à analyser de prime abord.
Instant transparence : je connais personnellement la plupart des auteurs de ce livre. J’ai travaillé avec certains, écumé des soirées parisiennes avec d’autres, mais surtout eu avec eux de longs débats sur le cinématographe. J’ai toujours eu l’impression de m’entretenir avec des gens érudits mais accessibles, qui vous apprennent à voir et penser autrement sans pour autant vous faire la leçon. C’est exactement ce qui se produit avec ce livre : il se lit aisément, loin de certains ouvrages semblant écrits par des universitaires pour des universitaires, et donne envie de percer la carapace Shyamalan, d’apprendre à voir l’homme derrière le réalisateur hollywoodien. Un réalisateur tombé de son piédestal il y a déjà quelques années, qui remonte régulièrement en selle mais ne parvient plus à s’attirer les faveurs du grand public alors qu’il semble pourtant avoir encore mille choses à dire et à raconter. Sans tenter de nous convaincre que tous ses films sont des chefs d’oeuvre – les derniers en date, et tout particulièrement Le dernier maître de l’air, sont traités avec honnêteté, c’est-à-dire avec moins de passion que Le Village ou Incassable –, Contes de l’au-delà montre à quel point il serait dommage que Manoj Nelliyattu Shyamalan, comparé dans la conclusion à Jeff Nichols et Benh Zeitlin (belles idées), disparaisse de nos écrans de contrôle.
– Pour aller plus loin : le site de l’éditeur.
– Axel Cadieux, auteur du livre, fait partie du collectif Playlist Society, et Christophe Beney et Hendy Bicaise sont fondateurs d’Accreds, média cinéma auquel ont déjà participé Thomas Messias et Alexandre Mathis.