Invictus, Au-delà, J. Edgar, Jersey boys : inégaux et peu marquants, les quatre longs-métrages réalisés par Clint Eastwood après son ultime coup d’éclat en date, Gran Torino, ne faisaient rien pour réfuter la fin symbolique de ce dernier où Clint himself gisait dans un cercueil, prêt à être inhumé. Le choc critique (la polémique qui fait rage depuis des semaines) et commercial (les recettes du premier week-end aux USA furent supérieures à celles de la machine de guerre Cinquante nuances de Grey) causé par American sniper n’en est forcément que plus renversant. Cependant la voie qu’il emprunte avait été sondée par les deux films qui le précédaient : J. Edgar et Jersey boys. On y entrevoyait déjà des icônes américaines observées sans empathie, d’un regard dur et froid (impitoyable, pour faire un trait d’esprit facile) ; au travers d’oeuvres morbides, réalisées par un doyen à qui on ne la fait plus, sur l’espoir et la soi-disant valeur de l’existence.
L’American sniper en question est Chris Kyle, tireur d’élite élevé au rang de « Légende » (son surnom dans la bouche des autres) alors qu’il était encore en activité lors de la deuxième guerre d’Irak. Au terme de son millier de jours passés sur place, Kyle a laissé derrière lui au moins cent soixante cadavres d’ennemis qu’il a empêchés de s’en prendre à ses camarades. Cette position de protecteur invincible et infaillible (et, symboliquement, toujours situé en surplomb) a de quoi faire de lui un héros au sein des troupes, ainsi que des civils. L’épilogue du film s’en fait le témoin, en affichant la ferveur populaire qui a accompagné les obsèques de Kyle, assassiné sans raison claire par un autre vétéran plusieurs années après son retour chez lui. Mais par son choix de revenir pour cette séquence à des images d’archives, Eastwood trace une ligne de délimitation franche entre lui et son protagoniste. Il nous montre comment Kyle était un héros aux yeux de quantité de gens, mais avec leurs images, pas les siennes ; ne mettant pas en scène la reconstitution de cette effusion il ne s’implique pas dans ce moment, et ne se mêle donc pas aux rangs de ceux qui chantent l’éloge et pleurent la perte du sniper.
Une phrase de l’interview donnée par Eastwood à Libération le confirme ; il y parle de Kyle comme d’« un gars [qui], grâce à une faculté particulière qui lui permet de tuer des gens, devient une sorte de célébrité ». Le cinéaste garde ses distances avec lui, ne lui offrant que sa compassion pour ce destin cruel, déshumanisé qui a été décidé pour lui par d’autres et qui l’a mis à l’écart de la vie. Le premier acte d’American sniper, long flash-back coupant en deux la séquence qui fait office de bande-annonce au film, décrit les années de formation de Kyle de manière telle qu’un autre terme s’impose pour les caractériser : l’endoctrinement. Endoctrinement au sein de la famille, à l’église, via la télévision (les images d’attentats qui déclenchent le besoin de s’engager, de se venger), puis à l’armée pour la couche finale, où est catalysé tout ce qui a été martelé par les intervenants précédents, afin de transformer l’humain en un guerrier avide d’en découdre sur le champ de bataille et dépouillé de tout attrait pour la vie normale. Du genre à se taper sur le torse d’euphorie avec ses frères d’armes lors de ses noces, alors que son épouse est à ses côtés, car ils viennent de recevoir leur ordre de mobilisation pour leur première tournée en Irak.
Le raccord opéré par Eastwood entre mariage et patrouille au front est le premier d’une série de collages violents entre la pulsion de vie, laissée au pays, et la pulsion de mort, convoitée au combat. Les naissances des enfants sont traitées de cette même façon, balayées du revers de la main par un Kyle devenu une machine à tuer – au prétexte de surveiller, de protéger – et rien d’autre. Le sniper est plus proche du drone que du soldat, et ses rencontres hors des combats avec d’autres militaires se soldent toutes par une même incapacité à communiquer. Ces autres soldats restent attachés à la vie, parce qu’ils n’arrivent pas à la quitter totalement ou ont réussi à s’y raccrocher ; tandis que Kyle n’est lié qu’à la mort. Après l’endoctrinement, la seule chose qui a nourri son existence a été la lutte acharnée, que l’on nomme selon les religions jihad ou croisade. Quand ils viennent pour la première fois à l’esprit ces mots paraissent trop durs, trop connotés. On tourne autour sans oser s’y fixer, mais des éléments ultérieurs affaibliront cette retenue : la croix de Croisé tatouée sur le bras de Kyle et arborée fièrement, la “mission suicide” dans laquelle il entraîne ses pairs (l’expression est de l’un d’eux) au terme du récit.
En ce sens, les funérailles de Kyle font écho à une scène antérieure, où l’on voit chez des civils irakiens la même ferveur spontanée tandis qu’ils portent la dépouille d’un chef de guerre éliminé par Kyle. L’ange gardien des uns est l’ange exterminateur des autres. L’équivoque était présente dès le sermon liminaire du père de Kyle, distinguant seulement trois catégories de personnes : les moutons (les faibles), les loups (les forts qui brutalisent les faibles) et les chiens de berger (les forts qui défendent les faibles). On voit bien que la seule différence entre les deux derniers groupes est subjective, et réversible. Chaque fort va avoir ses faibles à protéger, au nom de quoi il va se croire amené à agresser les faibles d’un autre. La définition d’un héros est une notion forcément partiale – on ne peut en être un que dans le regard d’autrui, s’il y a des gens qui vous sont redevables, une foule qui vous acclame et vous révère. Il n’existe pas de héros absolu, intrinsèque, et Eastwood le sait. Toute sa carrière ayant été placée sous le signe de cette ambiguïté (dont il a du coup fait le sujet essentiel de son œuvre depuis Impitoyable), il est le mieux placé pour le savoir. En tout cas depuis que nous ont quitté les deux John, Ford et Wayne, qui furent eux aussi confrontés à cette problématique des héros et de leurs mythes et en ont tiré un film sublime, La prisonnière du désert.
Dans celui-ci comme dans American sniper, le personnage principal accomplit des actes héroïques (il sauve des vies) grâce à ses aptitudes au combat et à la survie (qui le distinguent de ses concitoyens) ; mais cela ne fait pas de lui un membre estimable de la communauté – cela ne fait même pas de lui un membre de la communauté, tout court. Pour cela d’autres qualités sont requises, dont ces “héros” guerriers ne se sont jamais vus dotés. L’Amérique les a fabriqués, modelés dans le seul but de les exploiter au front, contre les “sauvages” d’hier et d’aujourd’hui. La généralisation affirmée par American sniper dans son titre, son affiche, est bien le programme réel d’Eastwood. Il parle de son pays tout entier, dans son état présent. Son diagnostic sur la fabrique des soi-disant héros, sacrificiels et manipulés, est dur et juste, tout comme celui concernant la conduite contemporaine des guerres que les USA ne peuvent s’empêcher de faire.
American sniper dépeint un conflit déshumanisé à dessein, mais qui contamine et ronge d’autant plus l’Amérique. Car la guerre moderne est perpétuelle autant qu’instantanée, ultra-ciblée autant que globale. Le montage du film, à la sécheresse et à la rudesse terribles, expose comment les barrières spatiales et temporelles sont désormais dissoutes. Les tournées s’enchaînent, comme les morts sous les tirs de Kyle, dans un présent glacé (toujours les mêmes espace exigus et anonymes, où il exécute toujours les mêmes gestes et subit la même attente) : la guerre telle que la superpuissance l’a voulue est sans fin. Et elle est imposée en direct, à n’importe quelle personne civile n’importe où ailleurs sur la planète, via les canaux de la télévision ou du téléphone portable. Ce dernier permet à Kyle de joindre sa femme y compris en pleine action, et inflige à celle-ci d’endurer comme si elle y était les embuscades, échanges de tirs, cris de panique. La scène, étourdissante, exprime comment nous sommes tous devenus embedded en première ligne sur les champs de bataille.
Bien sûr, une chose cloche dans American sniper, en tout cas de notre point de vue européen. Car il a le patriotisme chevillé au corps, Eastwood ne peut s’empêcher d’être à 100% derrière les soldats américains lors des scènes de confrontation avec l’ennemi. Forcément les premiers doivent triompher, donc les seconds être diabolisés, d’où des caractérisations bâclées de personnages (le « Boucher », le sniper rival) et des séquences problématiques. Associés au fait que le cinéaste n’émet jamais ses critiques frontalement (contrairement à Paul Verhoeven – un européen – dans Starship troopers), ces accès soudains et instinctifs de manichéisme peuvent faire aimer American sniper pour de mauvaises raisons – son succès aux allures de raz-de-marée dans les cinémas américains en est malheureusement la preuve. Mais cette ambivalence patriotique est à l’échelle du film l’équivalent d’un autocollant « Support our troops » sur le pare-chocs arrière, ou d’une bannière étoilée fixée au mur de la maison.
Néanmoins, elle ne gâche rien du grand talent d’Eastwood, comme metteur en scène (la tempête de sable finale est une idée superbe) et directeur d’acteurs (Bradley Cooper n’a jamais été aussi intense et bouleversant, comme le fut Kevin Costner dans Un monde parfait), et surtout comme observateur avisé, de plus en plus froidement lucide et fataliste, du monde qui l’entoure. Là s’arrête la comparaison avec La prisonnière du désert, plein d’entrain et de joie de vivre, émotions dont American sniper est tragiquement dépourvu – la communauté américaine y finit réunie, soudée à nouveau, mais uniquement par et dans la douleur. Comme celui de Terrence Malick (Knight of cups), le dernier film de Clint Eastwood est aride, violent, dénué de toute amabilité. Les vieux américains sont âpres ces temps-ci.