Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Sur les eaux d’un lac, un garçon dit à une fille : “C’est un mythe.Quoi ?, demande-t-elle. “L’adolescence, c’est un mythe.

Ce dialogue, qui entrecoupe un jeu de séduction, sonne comme une clé. Il explique, mais on y revient, l’échec des relations et la chasteté étonnante dont font preuve les adolescents de The Myth of the American Sleepover, premier film de David Robert Mitchell. La phrase est aussi un manifeste. Car si l’adolescence est un mythe, c’est trente ans de représentations cinématographiques du teenager qui s’effondrent avec lui. Pêle-mêle : les kids de Larry Clark, les vierges de Coppola, les androgynes d’Araki, les buddies d’Apatow, les sujets métaphysiques de Van Sant. Autant de figures écartées sous l’intuition qu’il y aurait là du faux. Ce parti pris, et sa conséquence – capter une adolescence-bis, elle-même consciente de vivre sur les ruines de sa propre mythologie – explique la tranquillité presque inquiétante qui plane sur The Myth… . Il fait aussi du film, jusque dans la réticence dont fait preuve la mise en scène de Mitchell à produire des icônes, une antithèse de ce cinéma-là.

Le teenager est devenu le nouveau point focal privilégié

Un cinéma américain dont on peut dire qu’il s’est peu ou prou efforcé, depuis les années 90, de faire du teenager movie une sorte de nouveau western, et de l’adolescence une conquête réitérée de l’Ouest. Car le succès générationnel de ses figures ne s’est jamais construit sur une adéquation sociologique ou historique. Au mieux, leur panel de population a été marginal, quand ce n’est pas complètement fictif. Qu’on pense au récent The Smell of Us. Que possède vraiment de “parisienne” sa jeunesse, si ce n’est de vivre sous les moulures de plafond typiques des appartements de la capitale ? La déterritorialisation à laquelle Clark y soumet son cinéma n’a surtout produit qu’une accentuation du prisme arbitraire qui est le sien. Le succès de ces figures s’est plutôt opéré sur la charge fantasmatique qu’elles ont réussi à véhiculer. En somme, il y a là une autofiction des vieux à l’usage des jeunes. La redéfinition constante d’une mythologie des origines – celles de la société américaine – qui n’aurait fait que déplacer la forme symbolique de sa conquête : de la confrontation à un territoire où une société doit se constituer et bâtir, à la confrontation intériorisée d’un individu aux valeurs qu’il doit assimiler. Dans ce passage d’une métaphore à l’autre, le teenager est devenu le nouveau point focal privilégié, aussi peu véridique, mais aussi efficient que l’ancien cowboy.

Si les adolescents qui déambulent dans la nuit d’été de The Myth… possèdent les apparats habituels de leur mythologie (suburbs fantomatiques, absence des parents, sexualité précoce), il est à peine étonnant que ces attributs soient volontairement démentis par les intéressés eux-mêmes. Sexués, mais inactifs, sirotant des bières, mais préférant utiliser les bouteilles de vodka pour échanger des messages, dansant pour séduire, mais dansant sur du jazz (!), et, globalement, semblant sereinement avoir oublié qu’être un adolescent stipule de flirter avec les extrêmes. Même l’absence de limites à laquelle ils sont confrontés ne trouve pour réponse qu’une sagesse et une tendresse quasiment inadéquates pour leur âge. Harmony Korine avait déjà effectué un démantèlement comparable avec son Spring Breakers. L’adolescence était vue comme une impulsion, un désir de créé de toute pièce, s’exprimant sur le mode de l’obsession et de la pathologie (et, justement, sous la forme d’un western), où chaque image, comme autant de clichés au bord de l’implosion, devenait simultanément représentation et projection mentale, capable d’être à tout moment remixée (les mêmes images dans un contexte différent, ou illustrant une voix off différente), c’est-à-dire capable de passer indifféremment de l’un à l’autre, puisque enfermée dans la circularité du délire. Mais à la différence de The Myth… et de sa lucidité en partage, Spring Breakers se construisait contre ses héroïnes. Figures décadentes emportées par l’effondrement, ne restait d’elles que des silhouettes fluorescentes dans l’obscurité.

Mais le climax, faute de boogie man, ne s’incarne jamais dans le film

Il ne faut pas sous-estimer cette réforme apparemment innocente qui consiste à déconstruire le chapelet de représentations auquel la fiction nous a habitués. La beauté singulière du premier film de Mitchell tient autant à l’anti-exceptionnalité décomplexée qui caractérise les personnages qu’à ce renversement des représentations. L’effervescence pop en moins, on trouverait presque chez Mitchell quelque chose du dernier Tarantino. Le fantasme tarantinien d’une conquête black de l’Ouest, celui d’une revanche mano a mano juive ou d’une correction féministe de l’actioner eighties, parce qu’ils sont historiquement faux et à contrecourant, sont à la fois proprement révolutionnaires et strictement normés. Leur saveur est celle d’une révolution anachronique, qui entache sur son passage la créance accordée aux représentations précédentes. Django en héros flamboyant de l’abolitionnisme nord-américain est ainsi une fiction dont le véritable adversaire en est une autre. Celle du gardien de vache blanc, taciturne et armé, défenseur lui-même anachronique du libéralisme anglo-saxon. On trouve d’ailleurs chez Mitchell un même gout de la citation (de Craven à De Palma) qui donne déjà à The Myth…, avant It Follows, l’aspect d’un slasher en suspens. Mais le climax, faute de boogie man, ne s’incarne jamais dans le film. Il est plutôt le miroir d’une tension que les ados de The Myth… n’éprouvent plus – celle, disons, entre un protectionnisme individuel et le besoin d’une communauté, dont d’autres ont précisément voulu faire de l’adolescence le point culminant. Et en cela, The Myth… est moins l’illustration d’une menace sous-jacente qu’une messe à l’honneur de sa disparition.

Il y a portant quelque chose de profondément adolescent chez les gamins de Mitchell. Car si l’adolescence est une mystification, un passage plus fantasmatique que véritablement substantiel, sa traversée devient aussi problématique que sa représentation. En multipliant les trajectoires des corps et des regards, dont la plupart ne se croiseront pas, la mise en scène de Mitchell joue de cet aspect rencontres sur les quais d’une gare. Dérivant de soirée pyjama en soirée pyjama, les ados partent à la recherche d’un match amoureux qui devient simultanément perdu, avorté et à venir, parce que soumis à l’inertie qui est celle de leur âge transitoire. C’est le personnage de Scott, qui refuse de choisir entre les deux jumelles dont il est épris, alors même qu’émettre une quelconque préférence lui assurerait de get laid. Indécision touchante parce qu’idéaliste et contreproductive, à la fois trop enfantine et trop adulte. C’est le personnage de Rob, qui étant sur le point de conclure avec la fille qu’il a recherché une heure trente durant, se détourne en apercevant les numéros de téléphone que d’autres ont inscrit sur son bras. Rappel que dans l’attente du départ qui ne manquera pas de les séparer, rien n’est possible pour eux qu’un cumul d’expériences délitées.

Au piège de l’espace clos s’ajoute celui, que la mise en scène ne cesse de creuser dans les plans, de la ligne de fuite

D’inertie, il y en est aussi pleinement question dans It Follows. Au gré de leurs relations sexuelles des ados se refilent une malédiction, qui sous la forme d’une force pouvant prendre n’importe quel visage, est vouée à les poursuivre jusqu’à la confrontation létale. L’idée est belle pour deux raisons. Dans la grammaire du film d’horreur, It Follows réussit l’exercice toujours complexe de la terreur frontale (façon Ring ou Shinning) où ce n’est plus l’invisible, mais le visible qui devient l’ennemi. Le follower de Mitchell comme la jeune fille d’Hideo Nakata ont ceci de glaçant qu’ils se laissent voir, préférant hanter le champ au hors-champ. Leur horreur est produit de leur appétit à être présent. Ce qui permet à Mitchell ce joli redéploiement de l’espace cinématographique : au piège de l’espace clos s’ajoute celui, que la mise en scène ne cesse de creuser dans les plans, de la ligne de fuite. Chaque perspective ouverte par la caméra devient alors ambivalente : échapper à ne se distingue plus d’être confronté à. Chaque rue est autant une sortie de secours qu’une impasse, chaque point de chute des personnages est un point d’apparition nouveau pour le monstre. Le monstre et sa victime sont ainsi destinés à partager le même sort et le même mouvement, corps et regards en constant dépassement.

L’idée est belle aussi parce qu’elle joue avec une autre ambivalence. En faisant du monstre une malédiction sexuellement transmissible, Mitchell engage It Follows dans un éventail de références, qui passe de la virologie de Cronenberg (dont il tire, au détour d’une scène d’accouplement, des plans particulièrement dérangeants) au puritanisme “moderne” de Twilight. Le film flirte d’ailleurs avec cette idée d’une némésis somatique. La force qui poursuit avec lenteur, mais obstination, les ados de It Follows n’est jamais loin d’incarner – en négatif – la trivialité de leur rapport affectif. Extériorisation fantastique de leur engagement moral, tous sont mis en demeure d’être littéralement rattrapés par les fantômes de leur sexualité. Sauf que c’est cette crainte, celle d’une zone d’ombre de l’adolescence, qui dans les derniers plans de It Follows finit par pousser les ados à l’engagement, faisant du film une résolution lumineuse à l’immobilisme de The Myth…. Ce beau plan, c’est celui de deux mains qui se tiennent dans la rue. Une silhouette, peut-être celle du monstre ou celle d’un passant, se dessine dans le fond. Il ne faut ni sous-estimer ni renier la naïveté de cette conclusion. Prises dans le contexte, ces deux mains qui se tiennent scellent un engagement face à la mort et face aux mouvements absurdes auxquels leurs propriétaires sont voués. Mais moins “face” cependant que “par-delà”. L’engagement dans It Follows s’opère certes dans la perspective du monstre, mais précisément pas ailleurs. La mort au bout du chemin que représente le monstre a de rassurant sa position même. Celle d’être au terme, et de réserver entre temps tout un espace disponible pour la vie. Et Mitchell, dans un dernier coup de balais salvateur, de libérer ainsi la figure de l’adolescent d’un de ces derniers mythes, le plus embarrassant : son attrait présupposé pour la mort. Posant en filigrane cette question : cet attrait n’a-t-il jamais été autre qu’un fantasme d’adulte ?