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C’est le genre d’histoire qu’on imagine plus se dérouler à NOLA et en particulier dans le Treme, mais qui cette fois nous provient de Los Angeles. A l’âge de 13 ans, Kamasi Washington était un jeune garçon qui pratiquait déjà la batterie, le piano et la clarinette. Un jour, il tomba sur le saxophone que son père avait laissé sorti hors de son étui  dans le salon familial. Il n’avait encore jamais essayé de prendre l’instrument entre les mains, autant par manque de curiosité que parce que l’occasion ne s’était jamais présentée. Mais là, l’énorme cuivre lui tendait les bras, et il n’avait aucune raison de refuser de porter l’embouchure à ses lèvres. La légende, dont il est l’unique garant, veut qu’au premier son  que sorti l’instrument il comprit immédiatement qu’il consacrerait sa vie à celui-ci.

Des adolescents prêts à débouler sur la scène jazz comme d’autres cherchent à s’imposer au sein du rap game

Alors qu’on imagine souvent que les petits génies se réfugient dans la musique comme l’expression d’une différence, Kamasi évoluait au contraire au sein d’un groupe d’amis qui partageaient entièrement sa passion. Quelques années plus tard, il eut la confirmation qu’il ne s’était pas menti à lui-même en actant sa dévotion au saxophone et qu’il avait été à la hauteur de ses rêves d’enfant en devenant le premier saxo du jazz ensemble de la Hamilton High School Music Academy. Au travers de l’écosystème jazz universitaire, il retrouva des amis d’enfance – dont Stephen Bruner, qui deviendra Thundercat, et son batteur de frère Ronald – qui avaient suivi leur propre chemin et forma avec eux The Young Jazz Giants dont le patronyme, entre humour et provocation, traduisait assez bien les intentions d’adolescents ayant grandi dans un environnement culturel ouvert, prêts à débouler sur la scène jazz comme d’autres cherchent à s’imposer au sein du rap game. Ce n’est pas un hasard si la suite de la carrière de Kamasi Washington le voit partir en tournée dans le backing band de Snoop Dog. Ce n’est pas un hasard non plus si l’on retrouve chez la nouvelle génération de jazzmen une volonté de pousser le jazz à s’adapter à leurs codes, et non l’inverse (confère l’excellent Sour Soul de Ghostface Killah & Badbadnotgood).

De fil en aiguille, Washington se retrouva à jouer avec son idole, le trompettiste et meneur de troupes Gerald Wilson (décédé l’année dernière). Au contact de ce dernier, il décida de se focaliser sur la composition, tout en continuant de saisir toutes les opportunités lui permettant de jouer lui et ses potes, soit avec des grands noms du jazz, soit dans des backing bands d’artistes ayant pignon sur rue – de Raphael Saadiq à Lauryn Hill – qui leur permettraient de gonfler leur CV et leur réseau, tout en accroissant leur capacité à se fondre dans des ensembles. C’est à ce moment-là qu’il forma The Next Step, un nouveau groupe qu’il souhaitait diriger de A à Z, et avec lequel il publie aujourd’hui The Epic.

Que ce soit avec The Young Jazz Giants ou The Next Step, on ne parle pas de groupes de potes qui auraient passé leur adolescence à jouer de la musique, tout en buvant des bières et en cramant des joints, dans la cave de leurs parents. De groupes qui auraient joint l’utile à l’agréable : combler un vide tout en passant du bon temps entre amis, avant de finalement, petit à petit, trouver son public et se professionnaliser. Non, là on parle de musiciens qui ont consacré leur enfance à la musique pour arriver au meilleur niveau – le film Whiplash, sorti en 2014, illustre bien le niveau d’exigence que requiert la pratique du jazz dans les grandes écoles. Il ne s’agit pas d’opposer les autodidactes à ceux qui ont eu la possibilité d’opter pour un parcours académique – il n’y a aucune recette pour devenir un grand musicien et tous les parcours sont possibles –, mais de rappeler que l’histoire du jazz n’est pas celle du rock et du rap. Kamasi Washington ne sort pas de nulle part. Il est le produit de plusieurs années de travail intensif. Son histoire, c’est avant tout celle c’est d’un futur musicien de studio qui refuse de rester à l’écart de la bataille.

Le patronyme du groupe The Next Step peut avoir deux significations : soit il s’agit de la prochaine étape pour les membres du groupe, à savoir leur entrée fracassante dans le jazzgame, soit il s’agit carrément d’une déclaration d’intention illustrant leur volonté de pousser le jazz en dehors de son carcan. Il faut dire qu’on entendra à mon avis beaucoup parler à l’égard de The Epic  « d’album qui repousse les limites de jazz ». Parce que signé chez Brainfeeder, parce que mené par un saxophoniste présent aux côtés de Kendrick Lamar – il jour sur « u » sur To Pimp a Butterfly –, il serait effectivement aisé de penser que Kamasi Washington chercher à « dépoussiérer le jazz » à ouvrir celui-ci à un nouveau public. Pourtant, non seulement le jazz n’a pas tant besoin que ça d’un coup de jeune (est-ce utile de citer à nouveau BadBadNotGood ?), mais surtout ce n’est pas l’histoire que raconte The Epic.

On a juste l’impression que toute l’histoire fond en lui.

Composé de trois disques et de 17 titres, The Epic est une œuvre qui ne réfléchit pas en termes d’avancées. Son positionnement consiste à mettre sur un même plan toute l’histoire du jazz sans classification et sans hiérarchie, pêle-mêle le free jazz, le jazz rock, le jazz vocal et les big band, le tout sous l’influence de John Coltrane et Wayne Shorter. Le casting se compose notamment des fidèles Thundercat et de son frère, mais aussi d’une flopée de musiciens brillants, et ce quitte à se retrouver volontairement avec deux bassistes, deux batteurs, etc… A aucun moment on se dit que Kamasi Washington essaye de remettre tel genre au goût du jour, ou qu’il évolue dans le revival de tel style. On a juste l’impression que toute l’histoire fond en lui. La prochaine étape, c’est celle-là : arrêter de réfléchir en termes d’évolution, mais comprendre et exploiter la notion de patrimoine, sans prendre ses précurseurs de haut, mais avec la conviction que l’on peut emmener leur musique plus loin. Tout est immense dans The Epic. C’est un album bigger than life qui se fiche de notions comme la personnalité et la cohérence. Kamasi Washington fait du jazz avec un grand J et se moque bien des chapelles.