Quitte à paraître un peu décalé, je n’attendais pas grand-chose de cet album de Sufjan Stevens. Non qu’on puisse le moins du monde remettre en question son talent, mais depuis qu’on s’est rendu compte que son tour des états des USA allait tourner court, il s’est entiché d’une bretelle d’autoroute, a sorti plein d’albums de Noël et a laissé libre cours à ses penchants électro-acoustiques pompiers. Je dois avouer qu’un insondable découragement m’avait poussé à passer mon tour sur The Age of ADZ.
C’est d’un deuil qu’est né ce Carrie & Lowell. La première personne nommée, Carrie, est la mère de Sufjan. Ayant quitté le foyer familial assez jeune, Sufjan n’a revu celle-ci que bien plus tard, lors de vacances à Eugene, Oregon, où elle s’était installée avec son nouveau mari, Lowell. Le même Lowell qui, plus tard, alors séparé de sa mère, deviendra le directeur d’Asthmatic Kitty, le label de Sufjan Stevens. C’est d’ailleurs le couple qui figure sur la pochette. Le décès en 2012 de Carrie a ravivé des souvenirs et des regrets.
I forgive you, mother, I can hear you
And I long to be near you
But every road leads to an end (Death With Dignity)
Et beaucoup de réflexions. Lesquelles ont alimenté les chansons de cet album. Pour traiter de ces thèmes éminemment humains, il est logiquement revenu à des formes plus simples. Non dénuées de complexité parfois, elles se contentent en effet d’une guitare (très beaux arpèges) et d’un peu de piano. Certes, ce n’est qu’une des facettes de son talent, mais c’est aussi la plus manifeste. On avait un peu oublié à quel point sa voix peut se faire intime. C’est sans doute cette propension à jeter des ponts entre les âmes qui plait tant et avait tant manqué quand il est parti dans un vaisseau spatial.
Cette épreuve de la vie est aussi le terreau d’immortelles chansons comme Nantes, et on retrouve cette même sensation poignante de départ :
The hospital asked should the body be cast
Before I say goodbye, my star in the sky
Such a funny thought to wrap you up in cloth
Do you find it all right, my dragonfly? (Fourth Of July)
Le pathos n’est pas vraiment manifeste dans l’expression de Sufjan Stevens, ce n’est qu’une douce surface. C’est un album sombre, marqué par l’absence, les évocations de lieu (Eugene), l’abandon (Drawn To The Blood), le tout avec moultes références bibliques.
There’s blood on that blade
Fuck me, I’m falling apart
My assassin
Like Casper the ghost
There’s no shade in the shadow of the cross (No Shade In The Shadow Of The Cross)
Ce qui constitue un franc contrepoint à des chansons à l’apparence jolie (magnifique douceur d’I Should Have Known Better). Ténèbres du propos, luminosité de la forme, c’est le contraste qui frappe sur ce Carrie et Lowell.
Il plane l’ombre d’Elliott Smith sur All Of Me Wants All Of You, grand morceau hanté qui nous rappelle que son ami DM Stith doit revenir bientôt. On ne peut qu’y admirer sa propension à prendre de la hauteur, à se sublimer (dans l’acception physique du changement d’état) lors d’un revirement de milieu de morceau. Avec au passage, une réflexion sur le manque de communication.
You’re not the one to talk things through
You checked your texts while I masturbated (All Of Me Wants All Of You)
Un album de Sufjan Stevens qui coule de source, qui n’impose à l’auditeur que de se laisser aller à la beauté tranquille de la musique, j’avoue que c’est presque inespéré. Et d’autant plus précieux. Le doute n’existe que peu, cet album intemporel est d’ores et déjà un classique, un de ceux qu’on emportera avec nous avant de le céder aux générations suivantes.