Suivre Jamie Stewart n’est pas une mince affaire. Le musicien, à la tête de Xiu Xiu, enchaîne les projets, performances et collaborations. Le mois d’avril voit renaître un de ses plus beaux albums, Fabulous Muscles, ainsi qu’une collaboration avec l’apôtre du noise, Merzbow, sous le nom de Merzxiu.
À l’occasion de sa venue à Montréal en juin l’an dernier, pour faire la première partie de Swans, j’avais eu l’occasion de m’attabler une heure avec Jamie, pour parler de musique, de bruit, d’absurde et de Xiu Xiu. Pour introduire le concert de Swans, il présentait Xiu Xiu dans sa forme drone. Le projet s’appelait Extinction Meditation. C’est à partir de ces performances que Merzxiu a été conçu, et Jamie Stewart présentera ce projet sous une nouvelle forme dans quelque temps, avec les 7 percussionnistes de Mantra Percussion et un synthétiseur modulaire. Avant de sûrement prendre une autre forme dans les prochains mois.
Nouveau son pour une nouvelle vie
Voir Jamie Stewart s’aventurer vers le côté drone de la force n’est pas complètement une surprise. Xiu Xiu a toujours été proche de la sphère expérimentale et du noise, jusqu’à se concrétiser et prendre ce tournant radical en tournée. « Ces dernières années, je me suis beaucoup intéressé à Alvin Lucier et Éliane Radigue. J’ai enregistré pas mal de musique avec leur influence, ainsi que de nombreux titres noise des années 80 », explique Jamie. Et ce projet permet d’explorer quelque chose de nouveau. « Les chansons de Xiu Xiu sont toujours à propos d’un événement particulier et des sentiments précis qui vont avec, alors que ce projet drone est plus diffus, pas dans son émotion, mais dans sa temporalité ». Dans Xiu Xiu, le bruit a toujours fait partie de la musique. « Je ne sais pas pourquoi, mais le bruit m’a toujours parlé. Ce n’est pas forcément quelque chose que je considérerais comme une technique. C’est un son distinct fait grâce à certaines techniques, mais ça fait partie de l’écriture d’une chanson pour moi. Ce n’est pas nécessairement un retrait par rapport au songwriting ».
C’est là la beauté de l’équilibre atteint avec Xiu Xiu. Ces chansons pop, agrémentées d’expérimentations soniques, de noise et de drone, atteignaient un point d’équilibre qui magnifiait les mélodies, les textes et la voix de Jamie Stewart. Et l’équilibre s’est inversé en 2014 avec Angel Guts: Red Classroom. Pourquoi ? Il semble qu’Always, l’album précédent, marquait la fin d’un cycle pour Jamie et Xiu Xiu.
« Pendant le mixage de Always, John Congleton (qui a mixé l’album en question) a suggéré de manière désinvolte que le prochain album de Xiu Xiu devrait faire référence à Suicide. Dès qu’il l’a dit, ça m’a semblé vraiment juste immédiatement. Suicide a toujours été un de mes groupes préférés » raconte Jamie Stewart sur la genèse de l’idée derrière Angel Guts: Red Classroom. « Je pense que les quatre derniers albums de Xiu Xiu, même s’ils sont très différents, avaient en commun ce côté pop et expérimental, avec toutes ces couches de sons. Il me semblait que c’était vraiment le moment d’approcher le tout avec une trajectoire différente. Angel Guts: Red Classroom a toujours des éléments pop dans le songwriting mais c’est presque un accident ». Dans les albums précédents, Xiu Xiu s’attaquait à la pop, dans ce dernier album, Jamie et ses compagnons ont renversé la logique. « En fait, on créait un son horrible et on écrivait une chanson autour de ce son, au lieu d’écrire une chanson et ensuite de lui injecter des sons horribles ». Au lieu de pop avec bruits ajoutés, c’est maintenant du bruit avec des injections de pop. Et Jamie avoue que certaines sont à peine des chansons, avec pas plus de deux notes parfois.
Cette fin de cycle se traduit avant tout par un renouveau dans le son du groupe. « Je ne sais pas si on a réussi, mais on voulait que cet album soit le début d’une nouvelle décennie de travail pour nous. Ce que je vais dire va sembler éculé, mais je pense qu’on voulait commencer un nouveau chapitre ». Concrètement, c’est une approche bien plus directe et une volonté de retenue. « Pour les précédents albums, nous n’avions aucun paramètre, on utilisait ce qu’on voulait, on faisait appel à toutes nos influences. Quand Congleton a suggéré Suicide, ça nous a semblé logique de réduire notre palette sonore et nos influences. L’album n’est pas seulement influencé par Suicide mais par cinq groupes, et fait avec seulement cinq instruments ».
Suicide, Einsturzende Neubauten, Nico, Scott Walker et Kraftwerk sont convoqués sur Angel Guts: Red Classroom et s’incarnent en une voix, des synthétiseurs analogiques, une boîte à rythmes, un set de percussion et des cloches tubulaires. Aucune guitare. « Avec cette palette ultra limitée, on a un son plutôt confiné et identifiable. Les chansons sont identifiables et similaires aux précédentes. J’ai remarqué après coup que la plupart de mes albums préférés, toutes les chansons sonnent exactement de la même manière. Comme Unknown Pleasures de Joy Division. Elles sont toutes fantastiques mais sonnent exactement de la même manière ». À l’écoute, c’est en effet l’album de Xiu Xiu le plus cohérent dans le son, comme un unique titre qui s’étire sur la longueur d’un album.
« I don’t think over the top is bad »
Là où les précédents albums de Xiu Xiu avaient ce romantisme noir et désespéré, Angel Guts: Red Classroom n’est pas aussi direct, et le romantisme a presque disparu au profit d’une retenue presque effrayante. Le changement de paradigme se traduit aussi par un sentiment général : la peur et la noirceur. Les textes de Xiu Xiu ont toujours été sombres, dépressifs et crus. Mais Angel Guts: Red Classroom ouvre une nouvelle dimension. « Ce manque de romantisme vient possiblement de la quantité de désespoir et de découragement qu’il y a dans cet album. Il a été enregistré à un moment difficile et très très stressant. Je pense que quand on vieillit, toute cette merde dans la vie se fond dans ce romantisme, et devient juste plus fatigante. Tu réalises en fait que ça n’en finira jamais ». Xiu Xiu avait tendance à retourner cette horreur pour en faire du beau. Plus sur Angel Guts: Red Classroom. « En fait, tu réalises que ce n’est pas si beau que ça. Quand tu vois les mêmes horreurs sans cesse, à cause de la répétition, la pourriture commence à peser plus lourdement ».
Au moment de l’enregistrement, Jamie Stewart habitait un quartier mal famé de Los Angeles, ce qui n’a pas amélioré les choses. « Ça a certainement accentué ce sentiment. C’était quelque chose que je ressentais déjà, mais avec une représentation directe. C’était comme une abominable coïncidence ».Est-ce la source de ce sentiment de peur que l’on ressent à l’écoute de Angel Guts: Red Classroom ? Inconsciemment, oui. « Ce n’était pas vraiment voulu. C’est juste que j’ai toujours vécu dans des quartiers ennuyeux, et c’était la première fois que je devais toujours garder un œil derrière moi. Ce n’était pas sûr de sortir la nuit, on pouvait voir des preuves de la criminalité partout et tout le temps, et l’entendre. C’est la première fois que je me suis senti à cran sans arrêt dans ma propre maison ».
Angel Guts: Red Classroom marque donc un tournant important pour Jamie Stewart et le son de Xiu Xiu. C’est presque le premier album de Xiu Xiu qui n’en est pas un. L’intensité sonore est moindre. C’est une « douce ébullition » qui remplace les « jaillissements incontrôlés en tout temps » des précédents albums. La métaphore est aussi précise que pertinente.
Et ce tournant s’exprime dans toutes les productions de Stewart qui suivent la sortie de Always. Que ce soit le projet drone Merzxiu, l’album Nina, hommage plein de révérence à Nina Simone ou encore Unclouded Sky, Jamie Stewart a adopté une approche bien plus simplifiée au niveau du spectre sonore. L’intensité émotionnelle, la force des textes et la sincérité irrévérencieuse demeurent, toujours avec la touche d’humour et d’absurde qu’on connaît à Jamie Stewart. « Parfois il n’y a rien d’autre à faire qu’à en rire… Quelque chose peut être tellement répugnant et stupide qu’il en devient drôle. Ce n’est jamais une blague, ce n’est jamais faire semblant. C’est ma façon naturelle de traiter le stress et le chagrin ».
Jamie continue : « Je réalise que certains textes dans Xiu Xiu sont tellement mélodramatiques qu’on pourrait croire que c’est une blague ou qu’on fait semblant, alors que non. Oui je comprends que c’est exagéré jusqu’à l’absurde, mais c’est malheureusement ou non, un fait. Ce n’est jamais de l’ironie ou pour adoucir ce qui s’est passé. L’ironie est la chose la plus vaine pour un musicien. C’est se foutre des auditeurs. J’essaie de faire croire un truc mais tu es un idiot parce que tu y crois. Je suis trop cool pour m’identifier à toi, je suis au-dessus de toi donc je peux me moquer de toi sans même que tu le réalises. C’est la chose la plus stupide au monde. L’humour n’est jamais là pour discréditer quoi que ce soit. Pour moi, c’est juste un autre moyen d’expression, une autre façon d’exprimer une quantité excessive d’émotion. ». Il finira par un éclat de rire. « L’absurde est une énorme partie de l’existence ».
Jamie Stewart et Xiu Xiu ne font jamais semblant. Tout ce qu’il entreprend, il le fait avec la plus grande sincérité, en se lançant tout entier dans chaque projet. La sincérité et la clé. Comme ses artistes préférés, The Smiths, Nina Simone ou Joy Division, c’est le socle commun de tout ce qu’il essaie de faire.
Jamie Stewart réussissait à rendre romantique et magnifique les recoins les plus sombres de son existence. Il y puise toujours son inspiration. C’est là que naissent les promesses d’une musique sombre peut-être, mais incroyablement sincère, quelle que soit la forme qu’elle prenne.