Sicario : méfiance
On savait Denis Villeneuve adepte du rentre-dedans. Que ça soit dans Incendies ou Prisoners, le réalisateur attaque toujours très fort. C’est encore une fois le cas avec l’ouverture de Sicario, présenté en compétition officielle du 68ème festival de Cannes. Tout démarre dans un désert avec une baraque solidement gardée. Le FBI intervient et voilà que ça dégénère. L’entrée en matière est âpre. Pourtant, la demi-heure qui suit prend des atours plus lisses. Il faut présenter les personnages, les enjeux, les décors, et là-dessus, Villeneuve ne peut pas compter sur sa virtuosité. Il s’agit ici pour lui de narrer l’intervention pas très légale de forces étasuniennes au cœur des cartels maxicains de la drogue
Malin, le cinéaste mise alors sur son casting. Emily Blunt et Josh Brolin sont très bons, mais surtout Benicio Del Toro impressionne. Par instants, son jeu fait penser au meilleur de Brad Pitt. Tous deux contractent leurs mâchoires, lancent des couteaux acérés par leurs regards et, d’un coup, relâchent tout ça pour devenir rassurants, presque tendres. Le rôle de Del Toro dans Sicario penche plutôt vers son penchant « gros dur », mais la subtilité de son jeu désamorce un rôle difficile à porter.
Car Villeneuve n’y va pas avec le dos de la cuillère au sujet de l’Amérique d’Obama ; cette Amérique qui se donne des apparats de nouvelle virginité alors qu’elle continue sournoisement ses méfaits machiavéliques. Afin de donner corps à ce pourrissement à peine visible, Sicario fait appel à ce qui fait déjà la marque de son auteur.
Corps enterrés, cadavres cachés, double personnalité, disparitions et réapparitions : tout chez Villeneuve nous dit de nous méfier. Quiconque se souvient du choc Incendies ou de la dernière scène de Prisoners saura que la méfiance est de mise. Pourtant, dans Sicario, si le même précepte prévaut, jamais le film ne prépare un quelconque twist. L’apparente surface lisse du premier acte sert simplement à un crescendo lent mais puissant, où, comme son héroïne, on ne sait pas trop ce qui nous attend.
Le rythme est minutieusement calé. De grandes scènes de transition laissent soudain la place à des moments de bravoure : ici, un embouteillage à la frontière extrêmement tendu ; là, un assaut au crépuscule qui n’est pas sans rappeler Zero Dark Thirty. Bref, c’est du solide. Mention spéciale à la lumière de Roger Deakins (personne ne saura étonné) qui sait encore magnifier des scènes sans jamais tomber dans l’afféterie. C’est d’ailleurs un compliment qu’on peut faire à l’ensemble de Sicario, qui fait semblant d’être un banal thriller pour mieux révéler une noirceur qu’on avait pas vu depuis… Zero Dark Thirty, encore lui.
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