Il y a peu de chance qu’un type comme Richard MacFarlane ait été à l’aise pour diriger un label il y a mettons 30 ou 40 ans, quand pour l’artiste en devenir, le patron de label incarnait l’employeur qui avait droit de vie et de mort sur vous et avec qui vous deviez surtout négocier un bon contrat. C’était à l’époque un autre paradigme : l’ensemble de l’offre musicale était générée par les labels, qui donnaient accès au studio d’enregistrement en imposant leurs conditions esthétiques, qui rendaient possible le pressage physique à dimension industrielle, qui s’occupaient des relations presse, de la promotion, de la distribution… Ils s’occupaient en fait de tout et rien ne pouvait se faire sans eux. Le paysage musical se résumait ainsi à tous leurs catalogues additionnés, et il n’y avait pas de réalité alternative à celle-là – le DIY n’était encore qu’une pratique contraignante et limitée, donc négligeable.
Le paradigme actuel est bien différent. Il n’y a plus besoin d’un label pour enregistrer sa musique, pour la masteriser et la rendre disponible aux autres. C’est ce que les musiciens ou futurs musiciens ont bien compris, à tel point qu’il est aujourd’hui impossible d’évaluer la quantité de musique autoproduite dans le monde. Il serait même opportun de considérer cette masse de musique comme prédominante et quasiment inaudible, évoquant par-là une sorte de matière noire de l’univers musical.
Dans un tel contexte, le rôle des labels a singulièrement évolué. Ils se sont ainsi éloignés de la production de musique en tant que telle pour se concentrer sur son éclairage : mettre en lumière des produits musicaux plutôt qu’aider à les concevoir. Et cette tâche est loin d’être inutile. La prolifération des acteurs musicaux, aussi souhaitable soit-elle, a aussi brouillé la clarté sémantique dont nous avons besoin. En effet, en plus de la multiplication exponentielle du nombre producteurs, les décloisonnements culturels provoqués par Internet et les évolutions techniques permettant à chacun de s’approprier n’importe quel son ont amorcé une angoisse nouvelle – celle de ne plus rien comprendre, de se sentir impuissant devant un flux musical informe et gigantesque. C’est pour répondre à ce risque de désorientation ou de découragement qu’un nouveau type de label a vu le jour, le label curateur. Un label, donc, qui se propose avant tout de sélectionner de la musique déjà existante en la sauvant du flou dans lequel elle était plongée.
C’est tout à fait ce que fait Richard MacFarlane. Néo-zélandais d’origine, il s’est d’abord fait connaître depuis sa terre natale à travers deux blogs défricheurs, Rose Quartz et Altered Zones. Ces deux blogs renommés ont, plusieurs années durant, agrégé des sons noisy et DIY du monde entier. C’était en quelque sorte des récits de voyage : au lieu de nous-même déambuler des centaines d’heures dans les limbes d’Internet, MacFarlane nous présentait les meilleures découvertes de ses propres pérégrinations. Avec ce type de blogs, on gagnait l’accès à des musiques inimaginables sans avoir à fournir tant d’efforts : une aubaine.
Cette fonction du curateur, d’abord occupée par des présentateurs radios ou des blogueurs opiniâtres, a aussi gagné le champ des labels – qui avec l’apparition du support digital pouvaient devenir des structures plus légères à tous niveaux. C’est précisément l’idée qui a occupé Richard MacFarlane dans ses dernières années au pays : faire évoluer sa fonction de dénicheur / diffuseur à travers un label souple au modèle collaboratif. Seulement la Nouvelle-Zélande n’était pas le lieu propice pour réaliser un tel projet. Vancouver, par contre, lui apparût comme idéal.
MacFarlane a initialement emménagé au Canada pour y suivre un programme universitaire de développement web (son autre activité professionnelle). Il ne connaissait pas Vancouver et n’imaginait pas une seconde qu’il pourrait y découvrir une scène électronique aussi excitante. Plutôt porté au départ sur les mélodies pop et les ambiances distordues, MacFarlane découvre là-bas les joies d’une dance music claudiquante et hors standards, le tout dans une ville agréable et à taille humaine dans laquelle il perçoit très vite une envie latente du public – en plus d’un dynamisme étonnant dans la création et d’une relative proximité des grands métropoles américaines. Les circonstances étaient enfin réunies pour que MacFarlane lance son label, qu’il appellera 1080p (en référence à un boss geek et sympa qu’il avait eu lors d’un petit boulot chez Nintendo).
1080p a été pensée comme une structure hybride, à la fois vrai label digital (avec streaming gratuit sur Bandcamp, viralité des morceaux uploadés sur Youtube, présence maximale sur les réseaux sociaux) et entreprise artisanale, avec des copies physiques limitées à 200 exemplaires sur K7 audio. Pourquoi la cassette ? Pas uniquement par nostalgie ou délire générationnel. Déjà par souci de cohérence esthétique : MacFarlane aime les sons lo-fi et mal dégrossis, et la cassette est le support qui rend le mieux pour ce type de musiques à la finition approximative ; ensuite pour des raisons pratiques : le cd étant exclus par principe pour son rendu sonore glacé, la cassette a été préférée au vinyle pour ses couts de production et de livraison franchement inférieurs. Enfin le mythe autour de la cassette a aussi joué. On sait bien le rôle qu’a pu jouer ce format dans l’essor des musiques indépendantes et autoproduites. Utiliser la cassette aujourd’hui, c’est réactiver son idéal de liberté en même temps que flirter avec le délire entre potes… une fausse contradiction qui colle bien à l’esprit 1080p, label aventureux, mais jamais loin du plaisir régressif ou de la blague douteuse.
Depuis sa création en juin 2013, 1080p a déjà sorti pas loin de 50 cassettes. Un rythme effréné qui nous rappelle que MacFarlane n’a pas perdu son esprit de blogueur : il est encore mu avant tout par son excitation et son impatience. Les albums sortent sur son label le plus vite possible, en valorisant le premier jet, la prise de risque impulsive – tant pis s’il y a encore des détails à revoir et tant pis même si l’album semble vouée au flop ; ce qui compte c’est l’énergie, la dynamique des sorties, l’euphorie de la nouveauté. Pour aller vite et accentuer encore les singularités et aspérités de chaque album, les morceaux sont validés d’un bloc, le mastering est réalisé à a minima et les artworks sont laissés à l’initiative des artistes eux-mêmes. Évidemment, ce n’est pas du travail d’orfèvre.
Il y a pourtant quelque chose de profondément touchant et sympathique dans ce label, dans son catalogue bordélique, dans son iconographie outrancière, dans la dimension sociale qu’il revendique. Cela tient au fond à la personnalité Richard Macfarlane, et à la cohérente simplicité avec laquelle il gère son label. Enfant d’Internet, il ne voit pas le web comme une opportunité économique mais comme un moyen de faire se rapprocher les gens. La musique expérimentale ? Rien d’autre qu’une musique qui s’amuse à surprendre pour créer des émotions plus authentiques.
1080p sort ainsi principalement des premiers albums risqués et généreux ; les artistes peuvent venir des quatre coins du monde (qu’est-ce qui empêche ?) mais sont le plus souvent installés à Vancouver ou dans les grandes villes les plus proches (Montréal, Los Angeles, New-York). Ils ne se connaissaient pour la plupart pas auparavant et grâce à 1080p, ils sont devenus une communauté, qui organise des fêtes, qui s’échange des savoir-faire. C’est cette fonction nouvelle du label que nous évoquions en introduction. Sans 1080p, la plupart des artistes de 1080p n’existeraient pas – au sens où personne ne les écouterait. Ils continueraient à bricoler leurs morceaux à la maison, à les publier dans les angles morts de Soundcloud, à mixer dans des bars douteux sans que personne fasse attention à leur musique. En fait ils feraient comme des quantités et des quantités d’autres artistes voués à rester négligeables dans une offre musicale sursaturée.
Une nouvelle ère a été entamée. Les révolutions des technologies musicales et des techniques de communication ont enseveli l’ancien système. Et dans ce contexte post-apocalyptique de l’industrie musicale, les labels ont acquis une fonction tribale. Les artistes sont éparpillés, solitaires ; les rassemblements ne sont plus géographiques et culturels. Les labels donc, refont du lien, créent des groupes d’intérêt pour définir et défendre des visions artistiques spécifiques.
A priori, il pourrait sembler difficile de décrire un son 1080p parfaitement identifié. On y trouve en effet des artistes ambient – Tings & Savage , M/M, OOBE, Babe Rainbow –, des chanteurs pop – Dan Bodan, Bobo Eyes –, des beatmakers marginaux – Beat Detectives, Tlaoltlon, Gobby, Angel 1 – des producteurs inclinés vers la bass music – MCFERRDOG, Keita Sano, Karmelloz –, vers la house – Project Pablo, Kitkolla, Riohv, ATM, Neu Balance – ou l’IDM – Khotin, Seth, LNRDCROY –, et même un rappeur hyper talentueux – Young Braised. Seulement ici comme chez les labels qui ont servi de modèle à MacFarlane (Not Not Fun et Opal Tapes), ce qui tient ensemble ces musiciens est un état d’esprit commun plutôt que des attributs formels partagés. Tous produisent en effet une musique qui défie les normes de leur genre respectif sans jamais basculer dans une posture critique ou intellectuelle. En réalité, la musique 1080p se définit autant par les libertés qu’elle prend que par l’humilité joyeuse qui l’habite : elle s’émancipe certes, mais avec sourire, bienveillance et transparence.
Richard MacFarlane, pour sa part, continue sans doute en ce moment-même ses recherches, en arpentant les méandres du web à la recherche de nouveaux artistes à contacter. Des artistes qui ont déjà leur vie, déjà leur oeuvre, et avec qui il s’agit simplement de trouver un terrain d’entente : tu m’aides à essayer de vivre de ma passion – faire découvrir des musiques obscures –, et en échange, je t’offre un peu d’exposition et une carte de membre dans ma tribu. Une tribu où, sans pression et avec un maximum de convivialité, on lutte contre la dispersion du public.
1 Babe Rainbow – A Drunk Man’s Lament
2 Dan Bodan – For Heaven’s Sake (Let’s Fall In Love) <3
3 OOBE – Deep Space Lovers
4 Moon B – Untitled – Lifeworld (Side B)
5 Magic Fades & Soul Ipsum – Blue Line
6 Beat Detectives – Asscop
7 AT/NU – Shift
8 Keita Sano – Onion Slice
9 MCFERRDOG – Acid
10 Tings & Savage – Shiver
11 Karmelloz – Squiggles
12 Khotin – Flight Theme
13 Wywy Brix – wywy b wywy
14 Nap – Urban Fair
15 Journeymann Trax – Inside
16 Project Pablo – The Fuss
17 D. Tiffany – Tiffany Sway
18 Angel 1 – One Wish
19 Heartbeat(s)- Long Night Ahead
20 Riohv – Just Relax (Downtown mix)
21 Young Braised – Meditation
22 Surfing – Creep / Freak
23 Heartbeat(s) – Unemployed
24 Via App – Been a Menace
25 Friendly Chemist – Queen of Swords
26 Infini – 1-2 1-2
27 SETH – METHFACE (I can’t wait)
28 Bobo Eyes – Bobo Head (Radio Mix)