Éthique du Mikado de Sarah Chiche :
71 fragments de Michael Haneke
Paru le 6 mai 2015. 232 pages.
La séance de cinéma la plus traumatisante de mon existence a eu lieu le dimanche 9 septembre 2001. Durant la projection de La Pianiste de Michael Haneke, le projectionniste a dû rallumer la salle à deux reprises. La première fois parce qu’un spectateur (ou une spectatrice, je ne sais plus) avait perdu connaissance, ce qui nécessita l’intervention de trois personnes de l’assistance pour lui faire reprendre ses esprits et l’aider à quitter définitivement la salle. La seconde fois parce qu’une petite grand-mère fut saisie d’une crise d’épilepsie sur son siège, devant elle aussi être prise en charge par les proches qui l’accompagnaient ainsi que par le personnel de la salle de cinéma.
Tout cela pourrait relever du plus pur des hasards, mais le fait que ce double incident ait eu lieu durant la projection de l’un des films les plus terrifiants du cinéaste autrichien ne laisse pas vraiment de doute. Avec cette adaptation du roman d’Elfriede Jelinek, Haneke avait réussi son coup : entrer par les yeux, les oreilles et les tripes du public, et créer chez lui de puissantes réactions de rejet et donc d’adhésion. C’est sur ce double tableau que se joue l’oeuvre du cinéaste doublement palmé : créer un fort sentiment de répulsion, c’est avoir réussi à rendre le réel aussi vomitif que possible.
L’un des axes d’Éthique du Mikado, essai consacré tout entier au cinéma de Michael Haneke, réside justement dans l’observation des mécanismes physiques qui régissent sa relation au spectateur et aux personnages. Faire naître la nausée, rendre les corps insupportables, vriller les nerfs jusqu’au point de non-retour. Sarah Chiche circonscrit idéalement son rapport au réel : il s’agit de tendre vers lui au sens mathématique du terme, c’est-à-dire s’en rapprocher toujours plus sans jamais avoir l’espoir de le toucher vraiment. Cette vision du cinéma comme façon de frôler la réalité explique entre autres le refus permanent de Haneke de filmer des scènes de sexe (sauf dans l’un de ses premiers téléfilms, lesquels sont loin d’être négligés dans l’essai bien qu’ils soient pour la plupart impossibles à voir aujourd’hui) : le spectateur sait que ce sexe-là n’est pas réel, quand bien même il ne serait pas simulé.
Autant qu’un cinéaste, Haneke est un théoricien. À notre époque, peu de réalisateurs semblent capables de réfléchir leurs oeuvres de façon aussi précise en termes de convictions, d’éthique et d’objectifs à atteindre. Si rien n’est laissé au hasard, c’est paradoxalement pour donner l’impression que les personnages n’ont pas le contrôle. Pas plus que les spectateurs. Éthique du Mikado mêle agréablement envolées théoriques, références parfois pointues et description des méthodes de tournage employées (et notamment les plans-séquences de Code inconnu, sans doute son meilleur film).
En référence à 71 fragments d’une chronologie du hasard, film-puzzle signé Haneke sorti il y a 20 ans et dans lequel on trouve une scène de partie de mikado, le livre de Sarah Chiche se découpe en 71 sous-chapitres, certains occupant plusieurs pages quand d’autres se contentent de quelques lignes. Donnant l’impression d’avoir été disposés de façon aléatoire (alors que ce n’est pas vraiment le cas, comme en témoigne notamment le découpage du livre en trois parties numérotées et titrées), l’ouvrage suit parfaitement le canevas du film : il dispose patiemment des pièces de puzzle qui s’emboîtent souvent de façon satisfaisante mais laissent également apparaître des fissures béantes, laissées là volontairement par une auteure désireuse de ne pas nous donner toutes les clés. Haneke n’étant de toute façon pas du genre à offrir les grilles d’analyse de ses films, elle aurait de tout façon été bien en peine de nous expliquer la fin de Caché ou la résolution du Ruban blanc.
En parcourant ces passages dans l’ordre (on pourrait aussi tenter l’approche aléatoire, comme dans un livre dont on serait le héros), on découvre ou redécouvre la fascination du réalisateur autrichien pour certaines facettes de notre (in)humanité : l’animalité qui nous pousse à nous pencher sur les animaux et souvent à leur faire du mal (les animaux sont présents et en souffrance dans quasiment tous ses films), mais aussi les écrans (télévision, ordinateur) qui agissent comme des prismes pas si déformants, éclairant nos existences sous un jour encore plus glauque (la course automobile qui sert de bande-son à la première mort dans Funny games, le snuff movie proposé par l’ado à ses parents dans Benny’s video).
Passionnant en tant qu’essai, le livre prend peu à peu une autre dimension qui le rend insaisissable : toujours dans une optique de mimétisme visant à prolonger le travail du maître, Sarah Chiche intercale de temps à autres d’étranges passages, écrits à la première personne, qui ressemblent au choix à des extraits de romans ou à des récits de cauchemars.
« Schnell, schnell, hurle la naine obèse déguisée de gris dans les couloirs peints à la feuille d’or du Musikverein soudain métamorphosé en baraquements ceinturés de barbelés battus par les vents, où l’on va m’indiquer du doigt par quelle porte me précipiter, parce que, occupée à rêvasser à Schubert, je tardais à regagner ma place, lui ai-je dit, reprenant pour la peine, une autre part de gâteau affreusement moelleux et sucré. »
Le livre finit par ressembler à Mulholland Drive, des passages totalement intelligibles alternant sans prévenir avec d’autres beaucoup plus obscurs, le tout dans un style follement maîtrisé. Si bien qu’on en regrette presque qu’il s’achève par 20 pages d’entretien avec Michael Haneke. Ce qui aurait constitué une immense plus-value pour un essai “classique” tend à déséquilibrer l’ensemble in extremis, d’autant que de nombreuses informations délivrées par le metteur en scène figurent déjà dans les pages précédentes du livre, exploitées à raison par l’auteure dans le cadre de son travail de dissection du travail du maître.
Réserve minime pour un livre atypique qui n’entendait pas percer le mystère Haneke, dont le cerveau coffre-fort est impossible à percer, mais qui offre avec une certaine jubilation des pistes de lecture et de relecture de ce cinéma exigeant mais souvent délectable, devant lequel il est permis de s’endormir (passage assez génial sur les somnolences de l’essayiste durant certains visionnages répétés) mais face auquel il semble difficile de rester tout à fait insensible.