Pour Frantz Duchazeau, ce fut Mano Negra : le groupe emblématique d’une période charnière, le groupe pour lequel on prenait la route, le groupe qui rendait fou de joie, le groupe dont on guettait le moindre geste à une époque où Internet n’était encore qu’un projet dans l’esprit de quelques ingénieurs nourris aux livres de SF (ou grassement payés par l’Armée)… Mano Negra, c’était LE groupe de Frantz et de son copain Mike, celui qu’il n’était pas imaginable de louper sur scène. Fut-il nécessaire de faire 100 bornes sur une mobylette…
Car la vie dans ce village des Charentes, autour de 1990, n’est pas d’une folle gaieté pour Frantz et Mike. Avoir 17 ans à la campagne, c’est la certitude de devoir trouver de costauds palliatifs à l’ennui qui s’insinue partout. La liberté ne se trouve guère dans le panorama de la chambre de Frantz (des silos agricoles pour seul horizon), mais plutôt dans le dessin, déjà, et sur les murs de sa chambre où trône un poster de La Main Noire. Ces passions permettent aussi à Frantz de mettre un peu à distance le divorce de ses parents, en le dessinant (sous la forme d’un loup vorace) afin d’évacuer le malaise, ou en le masquant derrière les décibels de la bande de Manu Chao. La liberté s’obtient également grâce à la mobylette de Mike, celle sur laquelle il déboule chez son pote pour lui faire lire la nouvelle dans le dernier exemplaire de Best (mensuel musical aussi important que Rock & Folk des années 70 à 90) : La Mano passe à Bordeaux dans quelques jours… LE groupe à portée de main, l’occasion de voir enfin la légende sur scène, car « la Main Noire du King Kong sillonne la France en dévastant théâtres, MJC, clubs, salles de concert, prisons… Une main noire vaudou qui opère son rituel chamanique sur des kids chauffés à blanc. Ils repartiront les yeux hagards, se demandant ce qui leur est arrivé. »
Mais être fan, c’est parfois un chemin de croix, une épreuve destinée à éprouver la ténacité des plus déterminés. Mike décide d’embarquer son acolyte sur le porte-bagages de sa mobylette pour gagner le lieu du concert. Mais l’engin ne l’entend pas de cette oreille, comme si la perspective de rouler 100 km avec double charge avait par avance usé ses pièces. La chaîne casse. Pied à terre. Fin de l’épopée ?
Non. Sinon, la BD manquerait cruellement de sel. Mais surtout, comme dans toute odyssée qui se respecte, les éléments ne se déchaînent pas qu’à sens unique : Mike et Frantz vont croiser de bons samaritains, des adultes bienveillants et envieux, d’une certaine façon, de leur détermination naïve, de leur foi et de leur amour inconditionnel pour un groupe. Comme si la fougue de la jeunesse réveillait quelque chose d’enfoui chez ces grandes personnes qui ont mis leurs rêves sous le tapis. Frantz et Mike profiteront de ces pauses imposées pour méditer sur le lien qui les attache à LEUR groupe… et arriveront finalement devant les portes de la salle. Mais… quoi ? Ils n’ont pas de billets ?
(pas de spoil, vous lirez le dénouement)
Par un heureux hasard, j’ai le même âge que Frantz Duchazeau. Et même si je ne faisais pas partie de la tribu de ceux qui idolâtraient Manu Chao et ses compères (le rock alternatif français de l’époque, avec sa frénésie, son côté festif et militant, Doc Martens et coupes de cheveux foireuses, heurtaient quelque peu la sobriété anglo-saxonne de mes préférences new-waveuses puis hardcore), je partage avec l’auteur l’expérience des virées régionales consacrées aux concerts des groupes que j’aimais. J’ai le souvenir ému de déplacements en voiture, entassés dans une Peugeot 205, pour aller depuis Angers aux Transmusicales de Rennes (époque Nirvana, Sonic Youth, Pavement, Sugar…) ou dans des festivals aujourd’hui disparus, voire même dans des granges improvisées en salles de concert pour aller supporter des groupes inconnus dont les K7 démo circulaient entre les mains d’amateurs qui se pensaient éclairés. A cette époque en France, être fan de rock (a fortiori en province) réclamait peut-être plus qu’aujourd’hui de faire un effort de mouvement vers celui-ci, vers les lieux où il s’exprimait, dans des atmosphères de bière et de fumée de cigarettes, de chercher dans les fanzines ou les journaux spécialisés les programmations des live qu’il ne fallait pas louper. C’est parfois vrai des concerts comme des voyages : le but n’est pas moins important que la route qui y mène.
Frantz Duchazeau, dans l’économie de moyens de ses planches en noir et blanc, sobrement dessinées mais d’une justesse remarquable, restitue avec précision et tendresse cette nostalgie et cette effervescence adolescente, cet âge perdu où tout semblait possible sans trop se poser de questions, où les idoles musicales inspiraient une trajectoire de vie fantasmée, différente de celle qu’on croyait devoir s’imposer à nous. Il porte un regard bienveillant sur le fan qu’il fût et renvoie ses lecteurs, grâce à ses souvenirs indélébiles, vers leur propre histoire. Celle de Frantz Duchazeau est marquée à vie par Mano Negra, leur Puta’s Fever, leur Mala Vida, leur King Of Bongo… Pour les garagistes qu’il croisèrent pour se rendre à Bordeaux, c’était plutôt Johnny Hallyday… Pour moi, ce furent d’autres : Nirvana, les Thugs, Noir Désir…
Je ne souhaite à personne de ne pas avoir connu ça. Dans le cas contraire, vous comprendrez certainement en lisant La Main Heureuse de quoi je veux parler.