Frankie Goes to Hollywood est un groupe punk et ça ne saute pas aux yeux.
5 types de Liverpool dont on pourrait croire qu’une rencontre fortuite autour d’une rivière de bières, à la mi-temps d’un match à Anfield Road, aurait scellé le destin. 5 moins-que-rien qui se seraient mis au défi de fonder un groupe à la belle époque de Van Halen, Dire Straits, Bon Jovi, Duran Duran, U2, Simple Minds, Marillion, Madonna, Toto… On pourrait clairement parler de pari d’ivrogne.
Sur une grille chronologique des genres musicaux dominants, le curseur se fige alors après le punk, la new wave et le rock progressif. Et avant le grunge, le hip hop, la musique électronique et les boys band… Bienvenue dans le ventre mou des années 80 : une sorte de trou d’air du bon goût musical, une zone de vide équivalente au no man’s land qui marque la frontière entre les deux Corée. C’est assez moche, ça ne sert à rien et on attend que ça cesse (concernant la Corée, ça traîne un peu…).
Ces années 80 semblent illustrer le concept d’adolescence. Se chercher, découvrir de nouvelles choses, adopter des looks inexcusables (avec quelques années de recul), expérimenter avec l’énergie des certitudes, se tromper en se trouvant des excuses, ne manquer ni d’audace ni de panache, redouter le ridicule tout en fonçant vers lui la tête la première… Une grande majorité des groupes de l’époque ont sombré dans cette faille spatio-musicale qui consistait à chercher de nouvelles formes d’expression dignes de prendre la relève des Clash, Bowie, Sex Pistols, Joy Division, Pink Floyd… sans pour autant réellement y parvenir. Inventer une identité musicale majeure en y associant l’indispensable charisme attendu de la rock star est chose ardue. Et ingrate, quand l’histoire retiendra que les années 80 resteront, globalement, les années de la pop.
Frankie Goes To Hollywood (FGTH) s’inscrit pleinement dans son époque par certains côtés : un look archi-daté (c’est-à-dire un non-look total, preuve en image), une trace dans la mémoire collective laissée par quelques tubes qui traversent les années, une image associée à des clips remarqués à l’époque du clip peu remarquable, et une musique taillée aussi bien pour les pistes de danse que pour les jeunes stations FM. La perception de FGTH est brouillée : mais c’est quoi ce truc, en fait ?
Là où les Sex Pistols croquaient à pleine dent des canettes de bière sous le regard amusé et calculateur de Malcolm McLaren, Frankie Goes To Hollywood fut la signature emblématique du label ZTT, fondé entre autres par Trevor Horn, l’homme des Buggles (auteurs du tube prophétique Vidéo Killed the Radio Star), avant d’être celui d’Art Of Noise, un producteur fasciné par les nouvelles pistes ouvertes par les synthétiseurs, désormais capables de remplacer tous les instruments joués en temps normal par un humain de chair et d’os. Tu veux un gros son à base de riffs de guitare ? Oublie le relou à cheveux longs qui va te coûter une fortune en Heineken et qui va multiplier les pains à mesure que son taux d’alcoolémie augmentera, et utilise donc ce beau clavier en programmant les touches ! Le sampler, donc. À ses balbutiements. Le même matos qui propulsa Jean-Michel Jarre au sommet des charts et des buildings des centres-villes.
ZTT était également le chantre du Maxi 45 tours, format disparu dont le principal objectif consistait à proposer aux gogos une ou plusieurs versions remixées et rallongées, plus ou moins dispensables, d’un single ayant fait l’objet d’un 45T, le tout gravé sur un vinyle de 30 cm et complété par quelques chansons complémentaires. Une analogie boulangère vient tout de suite à l’esprit (du moins au mien) : un maxi pain au chocolat, c’est un pain au chocolat plus long, générant une possible impression d’écœurement à la fin de la dégustation (sauf quand on est ado, car le maxi pain au chocolat était un plaisir irrépressible). Vous voyez donc où je veux en venir en évoquant le Maxi 45 tours…
Frankie Goes to Hollywood fut un groupe parfait pour les Maxi 45 Tours, puisqu’on ne compte plus le nombre de déclinaisons diverses et variées de leurs singles. Le contenu d’un seul de ces vinyles aurait suffi à concentrer le meilleur de leur courte carrière, soit :
Relax
Two Tribes
Welcome to the Pleasuredome
(par charité, je ne parlerai pas de « The Power Of Love », slow langoureux assez crispant pour les oreilles de qui ne souhaite pas pécho en boum la jeune Sandrine – ou Stéphanie ou Laurence ou Amélie – à la faveur d’une danse collée, prétexte à un rapprochement amoureux consistant à partager sa salive).
3 blockbusters des années 80, mélange de rock, de synthpop, de dance, de punk… Des hymnes taillés pour les stades, testostéronés à en faire craquer les pantalons en cuir, célébrant les excès et la jouissance ou dénonçant le climat belliqueux de l’époque, renvoyant groggy leurs contemporains Duran Duran, Wham ou Depeche Mode à leur BEP Coiffure. Intégrés à l’album Welcome To The Pleasuredome (double galette répondant tel un pied de nez aux spécialistes des concept-albums), ces 3 chansons écrasent les 13 autres plages par leur puissance, leur emphase, leur production XXL gonflée aux sons synthétiques qui dopent le volume musical aussi sûrement qu’un shoot d’EPO dans les cuisses de Lance Armstrong face aux pentes du Mont Ventoux. Un wall of sound au service des 2 frontmen, le chanteur Holly Johnson et le (go-go) danseur-vocaliste Paul Rutherford, l’un et l’autre assumant une posture ouvertement gay à l’époque où cela pouvait valoir une belle censure médiatique.
Et ce fut le cas : Relax, plaidoyer à la gloire de la fornication, fut retiré des ondes de la BBC lorsqu’un programmateur se rendit compte de ce dont il était question, jusqu’à ce que le succès public soit plus fort que les résistances des culs-bénis. Luttant fièrement avec les nouvelles armes de propagande massive que constituèrent alors les clips (rappelons que Michel Drucker parvenait fin 1983 à scotcher la France entière devant son écran pour découvrir, un samedi soir, la version intégrale du clip Thriller de Michael Jackson…), FGTH mit le paquet avec des vidéos provocantes et forcément chargées d’interdit : Relax et Welcome to The Pleasuredome mettent en scène des freaks décadents, en quête de plaisirs interdits dans des ambiances orgiaques ou « SM-Cuir & casquette » assez inédites et audacieuses dans le paysage musical de l’époque. Le parfait piège à jeunes, découvrant, éberlués, la liberté de parole pleine d’ambiguïtés de ce groupe étrange, associant 2 gays outranciers et 3 lads quelconques, probablement trop contents d’occuper le devant de la scène.
Planquant leur forme de subversion et de provocation dans des tubes plaqués or, Frankie était dans la place, l’air de rien, nous imposant – avec notre consentement à peine coupable – leurs armes de destruction massive. Comme un symbole, le clip de Two Tribes, dénonciation virulente de la tentation guerrière des blocs américains et soviétiques, met en scène 2 sosies de Reagan et Tchernenko luttant minablement dans une arène, cernés d’autres chefs d’état hystériques, avant de finir par une belle explosion atomique de la Terre. Armes de destruction massive, disions-nous. Le fond avec la forme. La boucle est bouclée.
Les punks crachaient à la gueule de la société avec leurs armes : la rage, la rébellion, l’outrance, la provocation… Mais que reste-t-il après le punk pour être punk ? Peut-être ce que fit Frankie Goes To Hollywood avec ces 3 chansons emblématiques : infiltrer le système et le dynamiter de l’intérieur, sans en avoir l’air. 3 clips trop spectaculaires et provocants pour rester discrets, 3 compositions trop efficaces pour rester croupies au fond des charts, 3 aboiements rageurs face à une société lisse et pudibonde.
Des punks à l’ère de l’entertainment.