Lana et Andy Wachowski échappent pour le moment au destin wellsien dont le spectre rôde autour de leur carrière, en parvenant toujours à trouver de nouveaux financiers prêts à leur confier les fonds nécessaires à la concrétisation de leurs idées et visions avant-gardistes. Les contre-performances commerciales se succèdent depuis l’achèvement de la trilogie Matrix, mais tels des héros de jeu vidéo les Wachowski restent en vie en sautant de plateforme en plateforme : l’Asie pour Cloud Atlas, un retour dans le giron de la Warner avec la promesse d’un film plus « simple », Jupiter ascending, et pour cette fois la plateforme de VOD qu’est Netflix, pour une série, format nouveau pour eux. Si Sense8 se voyait renouvelée pour plusieurs saisons, les Wachowski y regagneraient une stabilité depuis longtemps volatilisée. Et à laquelle ils seraient certainement favorables, étant donné que leur réflexion de fond sur le monde actuel, et les bouleversements à y apporter, semble avoir atteint le stade de la maturité. Après vingt ans de work in progress, dont ils ont fait de nous les confidents directs par écran interposé – ou non : la transition de Larry à Lana –, les Wachoswki nous livrent avec Sense8 la bible, enfin sous sa forme définitive, de la révolution qu’ils appellent de leurs voeux. Tous les raisonnements, toutes les convictions et aspirations qui alimentent leur psyché y sont exposés comme sur un grand blueprint déployé devant nos yeux, à partir de l’idée de la connexion cérébrale intégrale entre les huit héros de la série, disséminés partout sur Terre.
Si l’on s’en tient à une grille de lecture factuelle, classique, Sense8 n’est pas une série qui fonctionne au mieux. Cette première saison ressemble plutôt à un long pilote d’une série à venir, et les Wachowski, bien qu’épaulés par le vétéran J. Michael Straczinski (créateur au siècle dernier d’une autre série à numéro, Babylon 5), ne se révèlent pas à travers elle comme des génies de cette forme de narration. Leur engagement entier dans ce qu’ils racontent et ce qu’ils prêchent les fait trébucher sur plusieurs écueils : il arrive plus que de raison que Sense8 soit redondante ou démonstrative, engourdie ou fleur bleue, surtout au cours de la première moitié de la saison. Lost connut le même genre de problème en son temps ; il y a pire comme modèle à suivre. Avant de changer résolument de braquet, à partir de son épisode… 8, Sense8 peine à s’affirmer, à s’extraire de l’ombre écrasante produite par sa folle séquence d’ouverture. Celle-ci nous déphase vis-à-vis du groupe de personnages qui y est né : eux doivent comprendre les bouleversements qui leur sont arrivés (ils peuvent soudain prendre la place d’un autre à des milliers de kilomètres de là, ou discuter en face-à-face sans que personne d’autre dans la pièce ne s’en rende compte), et apprendre à les apprivoiser, tandis que nous avons déjà atteint ce stade et attendons le coup d’éclat suivant.
Lesquels coups d’éclat ne viendront pas de l’adversité à laquelle les héros se trouvent confrontés. La révélation par petites touches d’un complot mondial, les hommes de main shape-shifters dont ce complot semble disposer, nous ramènent en effet paresseusement vingt ans en arrière, à l’époque des X-Files, et provoquent de ce fait plus de haussements de sourcils que de frissons de peur. La série elle-même semble se désintéresser de ces péripéties imposées par l’environnement hostile des protagonistes, poursuivant ainsi la décantation à l’oeuvre dans le travail des Wachowski. Vaincre le méchant est un souci d’ordre secondaire, ce qui importe est le devenir des personnages – le parallèle avec Lost est toujours de mise. Chacun son tour, Speed racer, Cloud Atlas, Jupiter ascending trouvaient des moyens d’atténuer l’importance des épreuves traversées par leurs héros, d’en faire de simples supports de divertissement jubilatoires, mais sans gravité (au cours de leurs récits les trois films rejettent d’ailleurs également la gravité au sens physique du terme). Sense8 va plus loin en tuant deux fois le père, l’oeuvre fondatrice des Wachowski que fut Matrix. Dans l’épisode 5, une séquence rejoue l’effet du bullet time avec la même virtuosité mais en mettant en avant le caractère artificiel, vide de sens de l’exercice. Ailleurs dans la saison on voit un autre élément marquant de Matrix, le « I know kung fu », revenir non plus comme le produit d’un programme informatique, mais le fruit d’une connexion humaine décuplée.
Les Wachowski émancipent leurs personnages des machines comme eux-mêmes s’affranchissent des normes. Et s’ils rompent avec Matrix, c’est pour une excellente raison : leur moteur n’est plus la rage mais l’amour. Adieu Rage against the machine et ses exhortations tranchantes à briser le système en place, bonjour Sigur Ros et ses hymnes lumineux qui font croire à l’existence d’une autre voie, bienveillante, libératrice. Sense8 défriche cette voie incertaine, et fait le choix d’être une oeuvre qui se définit par ce à quoi elle dit « oui » plutôt que dans l’adversité. Des deux, c’est le choix le plus aventureux. Un des épisodes de la saison a pour titre Art is like religion, et on peut élargir l’affirmation : l’art est une religion, l’amour un idéal, la création un absolu. La révolution des sens, des interactions, des moeurs, des états physiques et mentaux dont Sense8 est le fer de lance est non-violente. Elle est le siège d’un oui immense et vibrant aux mélanges, à l’hétérogénéité des cultures, des pratiques, des manières d’être, d’aimer et de créer ; tant que l’on est, que l’on aime, que l’on crée il n’y a nul besoin ou raison de classer, hiérarchiser, opposer les chemins empruntés par les uns et les autres pour y parvenir. Personne n’a raison contre les autres, et collaborer avec d’autres d’égal à égal ne peut qu’être fécond.
Il en résulte un geste de délivrance intime et global à la fois – une autre frontière d’abolie. Ce que chacun traverse, ce qu’il peut affirmer et incarner courageusement ne reste pas cantonné à son niveau local, mais renforce la lutte à l’échelle générale. C’est le cas pour Capheus (Ami Ameen) à Nairobi, Sun (Donna Bae) à Seoul, Nomi (Jamie Clayton) à San Francisco, Kala (Tina Desai) à Mumbai, Riley (Tuppence Middleton) en Islande, Wolfgang (Max Riemelt) à Berlin, Lito (Miguel Angel Silvestre) à Mexico, Will (Brian J. Smith) à Chicago ; et bien sûr pour Lana (Wachowski) en surplomb de la série. Dès l’épisode 1 dont la partie californienne se déroule en pleine LGBT Pride, Sense8 abonde en scènes et dialogues faisant directement écho à son parcours. Le plus poignant est le long échange entre Nomi et Lito, les deux personnages les plus directement liés à Lana Wachowski, dans l’épisode 9. Dans ce qui est un de ses points culminants la série s’attarde sur la libération de son auteure, la proclamation du droit à la transition (« Don’t be afraid to be who you really are »), mais aussi la difficulté de vouloir faire du cinéma de genre sans plier son attitude aux codes de l’hétéro macho viril. Cette figure tient d’ailleurs lieu de repoussoir aux huit coins de la planète de Sense8, et le vrai méchant de la saison est moins le Dr. Whispers, comploteur en chef, que Joaquin, qui agglomère toutes les caractéristiques des ennemis de ce que défendent les Wachowski.
Leur récit qui se déploie partout sur le globe, sans restrictions, est porteur d’une aspiration à libérer les femmes, les gays, les trans… ainsi que les hommes hétéros qui le veulent bien (Will en est pour le moment le meilleur exemple). Sense8 irradie de la certitude de pouvoir y parvenir, parce qu’elle détient la clé : être connectés comme le sont ses héros rend plus fort car ainsi on ressent, seule manière de réellement les comprendre, la douleur et le plaisir d’autrui. [Dans la plus belle et plus folle séquence de la saison, l’extraordinaire montage des accouchements à la fin de l’épisode 10, cette connexion entre les individus leur permet même de se remémorer le souvenir dont il est pourtant impossible de se souvenir – l’instant de leur naissance]. Comprendre la douleur ouvre la porte à la libération sociétale, celle des femmes du joug des hommes, des pauvres de celui des tyrans ; comprendre le plaisir ouvre la porte à la libération sexuelle. Le sexe est un don joyeux et merveilleux dans Sense8, à tous les niveaux et dans toute sa diversité : une fellation homosexuelle à Mexico, le surgissement inattendu d’un pénis sous les yeux de Kala à Mumbai, un gode-ceinture entre lesbiennes à San Francisco…
La connexion parfaite décrite par les Wachowski n’est pas si éloignée de nous. Elle est juste derrière l’horizon, car pour la composer ils se sont inspirés des univers virtuels qui croisent d’ores et déjà notre quotidien et le transforment. Ainsi les conversations pouvant impliquer un interlocuteur à l’autre bout du monde fonctionnent comme un tchat internet à multiples salles, certaines ouvertes à tous (les héros mettent les gens physiquement présents avec eux au courant de la présence « virtuelle » d’une tierce personne, et rendent publiques ses contributions) et d’autres privées – les héros communiquent « dans leur tête », à l’insu de tous. Quant à l’idée de la substitution temporaire d’un être par un autre, elle fait de Sense8 un RPG en équipe, telle la saga Final Fantasy, mais grandeur nature dans le monde réel. D’une simple pression sur un bouton on choisit celui des personnages qui convient le mieux à l’action à accomplir, selon ses compétences. Initié dans l’épisode 3 (Sun, rompue aux arts martiaux, prend la place de Capheus quand celui-ci doit se battre à mains nues contre tout un gang), ce principe croît tout au long de la saison – la fuite dans l’épisode 8, le renvoi d’ascenseur entre Lito et Wolfgang dans l’épisode 10 – et atteint sa forme pleinement aboutie dans l’épisode 12, qui conclut la saison et met l’ensemble des huit membres du groupe à contribution pour échapper à Whispers. Au terme de ce même épisode, le climax éclate en brisant les limitations physiques d’espace, mais aussi de temps. Le passé et le présent s’y entremêlent, en attendant que le futur les rejoigne peut-être dans les saisons à venir.