I. Théâtre et science, une collaboration possible.
Je voulais faire de l’ethnographie et du théâtre, ou bien chercher la manière de faire dialoguer ces deux univers. D’une part, si l’on suit les lois de la recherche scientifique, nous découvrons très rapidement que la plupart des affirmations que nous pourrions tirer sur l’art, ont une logique opposée à celle qui est propre aux mondes des arts. On ne peut pas évaluer une pièce de théâtre comme on évalue un yaourt, m’a-t-on dit un jour, lorsque j’essayais de faire une enquête sur la réception des pièces. D’autre part, si nous mélangeons, par intuition ou par nécessité de déconstruction, la recherche sociale et la création artistique, les résultats seront probablement insuffisants tant pour ceux qui correspondent au premier terme, que pour ceux définis par le deuxième, et aussi pour ceux qui se placent au milieu. Les métaphores, je les utilise quand j’écris des chansons ; elles n’ont rien à faire dans un article académique, ai-je entendu de la part d’un musicien-économiste à propos de la rhétorique fleurie des sociologues de l’art. Certes, les démarches sont bien différentes entre l’art et la science. Pourtant, l’inspiration et la volonté d’expérimentation font partie d’un même état d’esprit qui est à la source des deux pratiques. Le dialogue ne devrait pas être si difficile.
Ces réflexions m’ont dirigée vers Un Festival à Villeréal, découvrant le projet que Samuel Vittoz était en train de « communautariser » entre ses pairs. J’ai dû sortir mes outils sociologiques de l’Université et des cadres institutionnels, les ranger dans une valise, prendre un train direction Bergerac, pour les mettre au service d’un théâtre qui avait fait le même chemin quelques années avant, sortant des Conservatoires pour s’installer dans un petit village du Lot-et-Garonne. L’expérience d’Un Festival à Villeréal m’a enseigné comment les points de convergence entre l’art et la science, mais aussi entre l’art et la vie, peuvent être pensés mais surtout s’inscrire dans la pratique concrète. C’est ainsi qu’à Villeréal j’ai découvert un projet théâtral qui essaie, avec des réussites et des erreurs, de retourner à la vita activa dont parlait Hannah Arendt dans sa Condition de l’homme moderne, c’est-à-dire, de retourner à la vie sur terre, ou bien, à la vie tout court.
II. Théâtre et vie, faire avec les contraintes.
Aujourd’hui il devrait être évident que l’abîme qui sépare l’art des autres domaines de la vie tient plus à l’ingénierie humaine qu’à une faille naturelle. Par sacralisation, par élitisme, ou bien par une valeur en hausse sur le marché mondial, l’art s’est reproduit progressivement dans une bulle qui le sépare du reste des choses quotidiennes. Dans le cas particulier du théâtre en France, cette séparation est devenue tellement puissante qu’on pourrait même penser que le théâtre n’a plus besoin du monde « hors les murs », et plus encore, qu’il n’a plus besoin de son public pour y exister. Mais il semble aussi que la frontière qui protégeait l’activité théâtrale est en train de s’écrouler. Penser des modèles alternatifs de production théâtrale ne s’affiche plus comme une volonté exotique mais une nécessité, voire une urgence. C’est ainsi qu’en pleine saison festivalière, à l’heure où Avignon colonise les pages des journaux, certains tournent la tête et détournent la route vers Villeréal. Ce village comme site d’expérimentation artistique mais aussi comme forme alternative de production théâtrale, devient au fur et à mesure, un petit mythe dans le paysage théâtral français.
Un Festival à Villeréal se tient tous les étés depuis 2009, année où Samuel Vittoz et ses compagnons du CNSAD se sont installés à Lartigue, un lieu-dit à quelque minutes de Villeréal, pour travailler autour de Réception de Serge Valletti. Après avoir montré le résultat aux amis et aux habitants du coin, est apparu l’idée de répéter l’expérience l’année suivante. C’est ainsi que l’idée d’encadrer le travail dans une résidence-festival a pris forme, devenant aujourd’hui un rituel estival pour une communauté élargie d’artistes, amis, collaborateurs, spectateurs du coin et d’ailleurs. Certaines compagnies et collectifs reconnus ont utilisé Villeréal comme chantier : La vie brève dirigée par Jeanne Candel crée en 2010 Nous brûlons, la compagnie Pôle Nord de Lise Maussion et Damien Mongin crée Le lapin en 2010, la compagnie Scena Nostra fait une création la même année appelée Quanta ou la terrible historie de Lulu Schrödinger, entre autres. Outre des créations devenues mythiques parmi les habitués du festival comme les Brèves de Villeréal en 2013, recueil d’anecdotes du village écrites et mises en scène par Julien Guyomard, Modeste proposition de Jonathan Heckel en 2012, monologue mis en scène dans l’ancienne charcuterie, ou bien Le sacre du printemps, création dirigée par Arthur Igual dans le café Le Moderne, une des majeures réussites du festival fût A memoria perdua en 2011, la trilogie épique – Montalbur, Migrations et Mont Royal – qui revisite l’histoire du village en promenant le public dans différents endroits tout au long de la journée, trilogie produite d’une création collective co-signée par plus de vingt artistes en résidence.
Le Festival évolue d’une année à l’autre car la dynamique et le caractère de l’évènement artistique dépendent in fine de la communauté d’artistes sur place pour chaque édition. En revanche, le noyau d’organisation veille à préserver un certain nombre d’aspects distinctifs du Festival. Tout d’abord, un nombre restreint de projets chaque année afin de garder une certaine intensité d’échanges entre les résidents. Ensuite, la priorité de la résidence sur le festival. La plupart de ce qu’on peut voir lors des dix jours du festival est le produit du travail d’un mois de résidence in situ, où le défi est de créer un produit artistique à partir du contexte, du territoire et de ses habitants. Enfin, l’idée de que la résidence créative exige aussi une interaction particulière avec l’entourage : travailler dans une pièce théâtrale n’est pas seulement à penser à la pièce en soi, c’est aussi négocier avec les habitants un lieu de représentation, des lumières ou une scénographie, c’est préparer le lieu de représentation, c’est faire à manger, c’est monter un gradin, c’est créer au-delà et avec toutes ces contraintes.
III. Un évènement artistique et communautaire.
Cette année, pour l’édition 2015, l’offre est variée. Une fois arrivées au centre du village, à une demi-heure de route de la gare la plus proche, et après un verre au Moderne, il faut se diriger vers la billetterie sous La Halle centrale pour acheter un pass donnant accès aux cinq créations proposées. Les locaux sont habitués à la démarche, mais il faut bien expliquer à ceux qui arrivent pour la première fois. La première création qui apparaît dans le programme est L’enfant, une création de la Cie Pôle Nord qui se joue sur parking à côté de l’école maternelle. « Au parking ?! Mais c’est où le parking ? » demandent les arrivants. « Vous prenez la rue St James jusqu’à la fin, puis vous traversez la route qui fait le tour de ville, et à gauche vous allez voir une installation qui indique le lieu de représentation. » Et ainsi pour toutes les pièces… Hétérocères, création menée par Renaud Triffault, se présente en deux parties : Hétérocères – jour, dans une maison du centre-ville, et Hétérocères – nuit, les mêmes personnages six mois après. Pour cette deuxième partie, il faut se déplacer de quelques kilomètres en direction de Monteau, jusqu’à arriver à la maison de l’araignée, comme on dit. Quoi de Marc Vittecoq est difficile à expliquer. Parce que le metteur en scène et ses comédiens présentent un projet en trois parties : une pièce de théâtre, un film et six petites formes éparpillées dans différents endroits du village. Une carte avec les sites et les horaires des rendez-vous théâtraux était obligatoire pour pouvoir appréhender l’ensemble. A côté de la déchetterie, dans un hangar entouré de poubelles vides, Lou Wenzel a proposé son Cauchemar Bleu, et sous les toits d’une grange destinée à garder des machines agricoles, Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud, est interprété et mise en scène par Yann Lheureux.
Le théâtre à Villeréal se fait hors les murs car il n’y a pas, tout simplement, de bâtiment-théâtre. Loin d’être une vraie contrainte, cette absence devient un avantage artistique car les créations se font à partir et avec l’espace. Transformer un bois, une déchèterie, une maison abandonnée en un plateau implique aussi de faire face à la chaleur ou à la pluie, aux moustiques ou aux araignées, de se débrouiller pour avoir du son ou les lumières. Il faut donc savoir bien mêler créativité avec pragmatisme. Le théâtre à Villeréal se fait souvent à partir de l’écriture au plateau, où le jeu des comédiens est indissociable de cet état de découverte de la pièce elle-même. Le théâtre à Villeréal est obligatoirement communautaire car il ne se fait qu’à travers la cohabitation, il faut réussir à vivre ensemble pour réussir à créer quelque chose. Il s’agit donc de cohabiter en un espace, et la mise en question des formes mêmes de la cohabitation fait aussi partie du quotidien théâtral. Implicitement et par conséquence, à Villeréal on fait aussi de la politique. Faire du théâtre ensemble en remettant en question les conditions mêmes de la production théâtrale c’est injecter un peu du sens communautaire dans un milieu qui abandonne progressivement dans la pratique ce qu’il prône dans les discours.
C’est ainsi que le projet de Villeréal, s’il est tout d’abord artistique, transcende le strictement théâtral. Le souhait de Samuel Vittoz est de voir le théâtre comme un complexe qui regroupe le social, le politique, l’économique et l’artistique. « Dans le système classique, institutionnel, quand on s’adresse à un théâtre en tant qu’artiste, le théâtre prend en charge le côté politique, social et économique du métier et ne nous laisse que le champ artistique. On est privé des trois autres dimensions. A Villeréal, l’occasion est donnée de pouvoir impliquer les artistes dans la globalité du complexe : l’artistique a une incidence sur le contexte social, politique et économique (…) Les artistes qui viennent à Villeréal sont responsables des enjeux de leur pratique face au territoire ». Dans le prolongement de cette démarche, l’interaction avec les habitants, public potentiel des pièces, n’est plus pensée mais pratiquée, et ne devient pas seulement une relation sociale mais aussi une relation artistique. “Si on reste entre nous, on n’inventera rien, on ne fera que reproduire» conclut le directeur du Festival. Il s’agit en définitive de retrouver le théâtre là où nous l’avons perdu, au cœur même de la cité.