US Girls, Half free, libre de tous codes
La plupart des pochettes des disques de US Girls sont d’un noir et blanc tranché. Le contraste est net, il domine. Sur la couverture du dernier, Half free, Meghan Remy apparaît en comédienne hollywoodienne des années 40, période longtemps chérie des cinéphiles mais aujourd’hui délaissée d’à peu près tout le monde. Même lorsqu’elle mime le classicisme, Meghan Remy se met de côté, à contre-courant. Son nouvel album est le plus séduisant de tous, mais, peut-être précisément pour cette raison, n’est pas celui qui permet le mieux de comprendre le beau travail de cette jeune femme.
Première rencontre. 2010, un son artisanal, plus do it yourself tu meurs, tiré d’un hangar désaffecté ou quelque chose qui s’en approche, enfile mes oreilles au papier de verre.
Je venais de faire connaissance avec le troisième disque de Meghan Remy, alias US Girls, Go Grey. Une vraie réussite, rapeuse, surprenante, lo-fi comme pas possible. Et puis il y a la voix, ou plutôt ce qu’on en perçoit. Une voix passée au laminoir. Écrasée par des couches et des couches d’effets, car mine de rien pour produire un son “lo-fi” qui ne soit pas inaudible ou cheap, ça demande du travail et un certain degré d’expertise.
Voilà où en était le projet de Remy, 3 ans après ses débuts.
Et en 2015, qu’est-ce que ça donne? Où en est le minimalisme caverneux de Red Ford Radio qui continue de me coller aux basques?
US girls a trouvé un compromis pas dégueu. Moins brut de fonderie, moins hostile à toute idée de séduire l’auditoire. Sans se renier. Le fait de signer -enfin!- sur un label connu et renommé, 4AD, n’est pas une cause mais une conséquence logique. Car le virage était pris avec l’album précédent, Gem, sorti sur Fat Cat records.
Meghan Remy a tout pour plaire, à commencer par un talent au-dessus de la moyenne. Ajoutez une vraie identité artistique, originale, la persévérance qui lui a permis de publier presque tous les ans depuis 2008, et suffisamment de personnalité pour ne pas faire de ses traits à la Veronica Lake un argument de vente. Meghan Remy prend même un malin plaisir à déjouer les codes de la séduction, ce qui reste une prouesse même dans le milieu du rock “indé” de PJ Harvey ou… Anna Calvi.
Tous ces disques en main, où situer Half free ? Et que dire de son auteure ?
D’abord, c’est un disque de US Girls, et on est bien ennuyé à l’idée de définir ce projet artistique. Les interviews apportent un premier secours, en glissant l’influence de Phil Spector. Certes, Remy est fidèle à une production frontale qui écrase la profondeur, à dessein et malgré la reverb. Elle dit aussi, interrogée sur Kate Bush, en être très fan. Il y a donc un goût pour la pop chez cette jeune femme, et pour les chansons ourlées.
Meghan ne profite pas du relatif confort de 4AD pour devenir une petite industrie pop. Donnez lui un studio de qualité, elle retrouve le do it yourself ailleurs, en réalisant elle-même les clips du nouvel album.
La marque principale de US girls, c’est un son et un minimalisme. Un son gras, barbouillé d’huile de moteur, une voix passée au mixeur ou le talkie walkie d’un soldat en rase cambrousse. Des morceaux basiques, une ligne vocale relativement mélodique, et un accompagnement plus que sobre. On n’imagine pas un concert d’elle en plein air, en plein jour, on envisage la distinguer à peine sur une scène sous-éclairée, visage penché. Elle a le côté sombre de Grimes, sans la volonté d’accrocher la hype qu’on sentait chez la canadienne. Sur tous ses disques, son travail sur le son crée une relation très particulière : le chant est sensuel, donc proche, mais le son la met au plus loin de nous. Inaccessible, irréelle, sirène moderne qui chanterait sur les stations essence d’autoroute. Seule certitude : on la reconnait. Chaque fois, immédiatement.
À ce stade de la description, tout est facile. On ouvre le tiroir “minimal wave”, celui où l’on chérit Borghesia, Guyers’ Connection, ou les français Kas Product, Deux… et on y fourre US girls sans se poser de question. Mais lorsqu’on écoute sérieusement Gem ou Half Free, on est pris de scrupules.
Dès que le jeu des comparaisons commence, US Girls devient difficile à classer, ce qui ne sautait pas aux oreilles à la première écoute. En 2015, la seule avec qui partager l’affiche irait de soi : FKA Twigs. En plus rock. Le rock binaire, celui du rock’n’roll, pas le “rock” moderne aux rythmes complexes, c’est le fond de sauce préféré de Meghan Remy. Sans ce socle là, on ne saurait plus où la situer.
C’est là que Half free marque une nouvelle période dans sa discographie. C’est son album le plus cool, le plus doux, séduisant, si l’on choisit de n’écouter que certains morceaux. Signée en Angleterre, résidente à Toronto, Meghan Remy est américaine. Aux USA, le rock’n’roll (Sed Knife), le rythm’n’blues et la soul music sont d’abord des musiques noires, populaires, enregistrées comme on peut et parfois dans des conditions rudimentaires. Les grandes musiques populaires des 50 dernières années viennent de ce substrat. Présenté ainsi, on trouverait presque naturel d’entendre ce déversement de soul dans Half Free. Mais, honnêtement, c’est la surprise qui fut la première réaction. Elle ne nous avait pas préparé à cette rondeur, cette sensualité débordante, et d’une certaine manière cette douceur.
Mais elle nous la sert à sa sauce. Epicée. Râpeuse et sans décolleté. Half Free est un disque un peu schizo, bien qu’il porte à chaque mesure la patte inimitable de son auteure. Jamais elle n’a autant été à la limite du dancefloor, telle une Grace Jones 2015 sur Window Shades. Jamais aussi sensuelle et mainstream que sur Navy & Cream qu’aurait pu signer Michael McDonald. Incroyablement lascive, entre Jamie XX et Kate Bush sur Woman’s Work. Mais sur un album de seulement 9 titres, elle glisse une plage de conversation téléphonique, assez tôt pour décourager toute écoute superficielle. Et le Sororal Feelings inaugural est dans la droite ligne des disques précédents. Half Free est hybride, déroutant. C’est dans l’ensemble de la discographie de US Girls qu’il prend vraiment sens. Et c’est tant mieux. Car s’il y a bien une chose qui réjouit, c’est que les projecteurs apportés par son nouveau label sont une occasion pour tout un public de faire la connaissance de ses disques précédents.
Si vous ne connaissez pas encore cette gemme indie, on vous recommande Take Over Dynamix, et l’incroyable Island Song. Et puis Half Free, avec toute sa diversité et sa poignée de presque tubes. Presque… car ils ne le seront jamais. Meghan Remy a pris toutes les précautions nécessaires pour se préserver de cette éventualité. Elle a beau avoir signé sur l’un des labels les plus célèbres des 30 dernières années, elle vendra chèrement sa peau d’ourse mal léchée.