Les gens dans l’enveloppe d’Isabelle Monnin (avec Alex Beaupain) : fouiller dans les photos
Paru le 2 septembre 2015. 370 pages. Éditions JC Lattès.
En juin 2012, Isabelle Monnin achète sur internet une enveloppe contenant un lot de 250 photographies familiales dont des polaroids. Elle décide d’en faire un roman et une enquête. Le chanteur et compositeur Alex Beaupain d’en faire un disque.
Avec comme trame une poignée d’anciennes photos décadrées, Isabelle Monnin raconte l’abandon et trois femmes. Laurence, abandonnée par sa mère et qui se construit une force dans cette absence, Michèle qui fuit un quotidien tout tracé pour enfin connaître les tumultes de la vie, Simone qui voit peu à peu ses forces la quitter et se prépare à ce départ. Sur ces photos, Isabelle Monnin retrouve sa famille. Comme elle nous invite à retrouver la nôtre. Comme j’ai connu aussi les vacances à la campagne en Normandie dans une maison familiale qui sentait l’humidité, avec une grand-mère d’apparence (et d’apparence seulement) frêle qui donne encore ses lettres de noblesse au poulet rôti du dimanche. Et les histoires de famille qui se transmettent à l’oral et qui s’oublient peu à peu avec ma génération. C’est la généalogie des chiens de chasse de la famille, le souvenir de « grand-mémère » et sa gueule sucrée, les confitures et les conserves de haricots.
Le roman, c’est la conjugaison de la tradition, d’un ancrage dans les racines familiales, d’une vie écrite à l’avance et celle d’un espoir d’ailleurs, plus urbain ou plus exotique. C’est une envie de plus, avec la certitude collée au ventre d’insulter ceux qui restent. Que reste-t-il justement de ces familles, de ces générations ancrées à la terre, maintenant que la jeunesse est partie et que les visages, les traits de caractères, les secrets ne sont plus que des mots lointains déjà en passe de s’effacer avec le temps ?
C’est à cette famille de papier glacé qu’Isabelle Monnin a donc décidé de consacrer son enquête. Après avoir écrit une histoire imaginaire sur ces visages, ces regards, ces vacances au camping, ces clôtures et ces paysages, et sur laquelle elle a décidé de ne jamais revenir quoi qu’elle découvre, elle part à la recherche de noms, de caractères, de sens. Et c’est une véritable investigation qui commence sur la foi d’une pile de photos datant d’une trentaine d’années en arrière. Il faut retrouver un village à partir d’un clocher, puis une famille qui n’habite plus là, et puis se fier à la mémoire populaire, aux souvenirs des anciens.
L’auteure retrouve ces gens, au moins les survivants, par chance ou par miracle, certainement parce que c’était le bon moment (plus les années passent, plus les témoins de cette époque se font rares). Elle découvre une histoire à la hauteur de son roman. Des traumatismes, des amours, des enfances et des décès. Et la famille du Doubs découvre alors par les paroles et l’intérêt de l’auteure parisienne que son histoire vaut le coup d’être racontée, qu’elle a mérité d’être vécue, qu’ils sont une inspiration, un symbole, la fin d’une époque, une charnière générationnelle.
Ces photos qui sont la couverture du livre (et dont on retrouve certaines au centre de ce dernier), je suis sûre que vous les avez déjà vues, que vous les avez tenues en main, certaines avec le bord cranté, d’autres en noir et blanc, d’autres jaunies par les années. Sur beaucoup, on ne sourit pas. Elles racontent les vacances, la maison de famille en travaux, la campagne, le sapin de Noël et ses santons, les enfants jeunes qui soufflent sur un gâteau (et dont beaucoup, passé l’adolescence, ne remettront plus les pieds ici), les pulls trop colorés et les coupes au bol, le potager dont on est fier, le lavoir qui ne sert plus. Cette famille de la campagne, exceptionnelle dans sa banalité, c’est la mienne, c’est probablement la vôtre. Des anciens issus de milieux pauvres qui vivent chichement, mais sans se plaindre, qui ont connu la guerre, et qui voient les générations futures monter les échelons sociaux avec la contrepartie de quitter la terre. Et cette terre, ces maisons si éloignées du confort moderne, qui sont délaissées à jamais ainsi que des gestes, une histoire, une tradition.
Le compositeur et chanteur Alex Beaupain s’est aussi lancé dans l’aventure. Il a écrit et composé la musique du roman, 10 chansons originales interprétées par lui-même, mais également par Camélia Jordana (qui donne sa voix à la Laurence du roman), Clothilde Hesme (Michelle) et Françoise Fabian. Et pour le travail en miroir et afin que l’hommage soit total, la vraie Laurence et ses enfants interprètent une chanson qui a tant compté pour elle : Émilie Jolie. Suzanne, la Michelle du roman, chante Les mots bleus en duo avec Alex Beaupain. La Simone du roman n’étant plus de ce monde, c’est son fils Michel, Serge dans le roman, qui clôt le chapitre avec un texte lu, les ultimes lignes du roman concernant son double.
Ce disque, j’ai peur de le mettre dans le lecteur. Moins à cause de la musique et des textes d’Alex Beaupain, toujours d’une justesse douce et empreints de poésie tragique (inclus à la fin du livre), que par peur d’entendre ces voix. Celles des personnes derrière les personnages. Alors que les mots, les leurs et ceux de l’auteur, m’ont déjà profondément touchée, j’ai bien peur qu’une ultime preuve de leur réalité fasse couler des larmes qui me rappellent combien l’histoire de ma propre famille a déjà disparu, écrasée par les silences pudiques, la force du destin, et mon absence pour en être le garant.
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