Un rêve de fan enfin réalisé, proclame le sticker jaune poussin apposé sur le digipack. Et ce n’est pas faux : pour les fans de Frank Zappa, la sortie de Roxy The Movie, film bâti à partir de concerts donnés en 1973 dans le célèbre club de Los Angeles, est un aboutissement, la fin d’une attente de plusieurs décennies faite d’annonces multiples, de reports, de doutes sur la faisabilité du projet, et de publications de fragments sonores de ces concerts. Le puzzle a mis plus de 40 ans à se reconstituer, car comme souvent avec Zappa, c’est une histoire complexe. Mais ça valait le coup d’attendre.
En 1973, Zappa est à un tournant de sa carrière. L’accident de Londres en décembre 1971, où un membre du public l’a poussé de la scène du Rainbow Theatre et fait tomber dans la fosse d’orchestre, l’a profondément marqué. Durant sa période de convalescence qui le fait rester plus de six mois en chaise roulante, le musicien se remet en question. Les expérimentations sonores de ses premiers Mothers of Invention (1965-69), les sketchs bavards de la période Flo & Eddie (Howard Kaylan et Mark Volman, ex-Turtles qui ont rejoint Zappa entre 1970 et 1971), c’est du passé, place à la fusion et au jazz-rock façon Miles Davis. Les deux albums qui en découlent en 1972, Waka/Jawaka et The Grand Wazoo, donnent lieu à deux mini-tournées ; Zappa emmène sur la route une palanquée de musiciens de studio peu rompus aux tournées (il y a 20 personnes sur scène pour la tournée Grand Wazoo, 10 pour les concerts Petit Wazoo), et pour la plupart assez mal à l’aise dès qu’il s’agit d’improviser au-delà des notes inscrites sur leurs partitions. Lorsqu’il repart sur la route en février 73, c’est avec une formation plus serrée, accompagné de sept musiciens ultra-doués, élevés au jazz, capables de mémoriser des compositions d’une complexité affolante mais aussi de s’éloigner de ce qui est écrit et de partir en vrille au moindre signal donné par leur chef d’orchestre moustachu.
Jazz is not dead, it just smells funny
C’est dans ce contexte que Zappa débarque à Los Angeles au début du mois de décembre 1973, à la fin d’une tournée nord-américaine de près d’une quarantaine de dates. Après quelques ajustements, il est entouré de l’une de ses meilleures formations. Aux côtés de Zappa à la guitare, figurent Ralph Humphrey et Chester Thompson (futur Genesis) aux dialogues de batterie, Ruth Underwood aux percus affriolantes, Tom Fowler à la basse virevoltante, son frère Bruce qui pond des solos de trombone extraterrestres, l’immense George Duke aux claviers, et Napoleon Murphy Brock dans le rôle du showman jouant également du saxo ténor et de la flute traversière. Pour la première fois depuis son groupe de lycée multiracial The Blackouts à la fin des années 50, Zappa joue avec trois musiciens noirs : Thompson, Duke et Brock. Et cela nourrit nettement le son, qui prend une tournure funky sur de nombreux morceaux. Le répertoire navigue tranquillement du blues-rock au jazz-fusion le plus débridé, en passant par le rock et la musique concrète. Après deux mois de tournée, le groupe est vraiment à l’aise et Zappa décide de faire filmer, à ses frais, les cinq concerts (quatre publics et un privé) qu’il va donner au Roxy, ainsi que la balance et une séance d’enregistrement aux studios Bolic d’Ike Turner. Il dépense pour cela quelque 40 000 $ pour embaucher une équipe technique et louer quatre caméras 16 mm.
Le Roxy, à l’époque, est un tout nouveau club sur le Sunset Strip à West Hollywood, lancé par plusieurs figures du monde du divertissement dont les producteurs Lou Adler et David Geffen. Avec environ 200 places assises autour de petites tables et des serveurs passant régulièrement prendre les commandes, l’ambiance est intimiste, loin des gymnases à l’acoustique infâme et des salles municipales défraîchies dans lesquelles les Mothers jouent la plupart du temps. Proximité avec le public, environnement favorable, c’est l’endroit idéal pour préserver ces concerts pour la postérité. Le double live Roxy & Elsewhere, enregistré aux trois-quarts lors de ces concerts (le reste provient de dates à Chicago et en Pennsylvanie au printemps suivant) et bien que recouvert d’une belle dose de polish appliquée en studio, montre bien la cohésion et la bonne humeur qui règne dans ce groupe. Sur le disque, Zappa mentionne à plusieurs reprises – de manière à peine voilée – que le concert est filmé.
Sauf que le résultat va mettre près de 42 ans à voir le jour. Et, petit à petit, une mythologie va se constituer autour de ces concerts. Parce que Roxy & Elsewhere est un excellent album. Parce qu’il a été enregistré par les mêmes musiciens qui ont accompagné Zappa sur ses disques les plus populaires (Over-nite Sensation en 73, Apostrophe(’) en 74, One Size Fits All en 75). Parce que les auditeurs du disque se sont longtemps demandé ce que pouvait bien faire Ruth Underwood lorsque Zappa invite à ne pas la quitter des yeux durant le morceau Don’t You Ever Wash That Thing, quels étaient les pas de danse de Carl, Rick et Jane, trois membres du public que Zappa invite sur scène durant l’anthologique Be-Bop Tango, ou encore à quoi pouvait bien ressembler Brenda, la strip-teaseuse qui les rejoint sur le même morceau.
Des concerts par petits bouts
Roxy & Elsewhere est un album bavard, ponctué de préambules et de moments nettement plus visuels que sonores ; regarder le film des prestations est donc une extension logique. Mais à cause d’un problème technique, ce film a été retardé pendant quatre décennies. Zappa a pourtant essayé à plusieurs reprises de procéder au montage des rushes, sans succès ; seule une séquence de trois minutes émerge à la fin des années 80, sur une VHS aujourd’hui introuvable, ainsi que quelques fragments audio sur les compilations live You Can’t Do That On Stage Anymore. Suffisant pour faire saliver les fans. Après sa mort, conscient de l’attente, ses héritiers portent le projet à bout de bras : le jour de Noël 2000, ils publient une bande-annonce promettant trois shows complets et quatre heures de performances. Enorme erreur puisque le montage n’était pas encore fait et n’aurait de toute manière pu l’être, ce que la famille Zappa ne constate qu’après coup. Elle s’en mordra les doigts par la suite, puisqu’à chaque interview ou apparition publique ultérieure, la question revient sans cesse : « où en est le film du Roxy ? ». Ensuite, une première séquence de 30 minutes est projetée en introduction des premiers concerts Zappa Plays Zappa en 2006 (menés par le fiston Dweezil), puis un album entier de performances enregistrées au Roxy, mixées par Frank Zappa lui-même en 1987, est édité en 2014. Gail Zappa, la veuve du musicien, avait imaginé un système de licence qui permettait aux fans les plus fortunés de devenir distributeurs de ce disque, et qui lui aurait permis de récolter les fonds nécessaires à la finalisation du projet Roxy… mais cela n’a pas fonctionné comme prévu : trop peu de personnes ont versé le ticket d’entrée de 1000 $. Le disque est sorti malgré tout, et une date de sortie du film a été annoncée, pour le 40e anniversaire des concerts en décembre 2013. Date repoussée une fois, deux fois… jusqu’au 30 octobre 2015. Mais cette fois-ci, c’était la bonne et le film est désormais disponible en Blu-ray et DVD.
Dès les premières secondes de la vidéo, et à la lecture des notes qui accompagnent l’œuvre, on comprend plus précisément ce qui a provoqué une telle attente. « Mesdames et messieurs, nous tournons un film ce soir ici et nous voulons nous assurer que la musique et les images soient bien synchronisées. Mais quelque chose de terrible vient de se produire… », annonce Zappa au public présent le premier soir, sans donner plus de détails. La suite, c’est John Albarian, le monteur et co-producteur du film, qui l’explique : le système de synchronisation entre le son et l’image a cessé de fonctionner correctement au bout de deux minutes seulement le premier soir. Une fois les pellicules développées, impossible de faire coïncider l’audio et la vidéo, les variations de vitesse étant irrégulières. Autre souci, les communications radio entre les caméramen et l’équipe technique ont elles aussi connu des ratés, ce qui fait qu’une bonne partie des images filmées pouvaient à peine servir de plans de coupe.
Prouesses techniques et musicales
Malgré cela, Albarian a abattu un travail titanesque. Certes, ce ne sont pas les « 4 hours uncut » promises il y a maintenant 15 ans : Roxy The Movie dure 95 minutes, auxquelles il faut ajouter 20 minutes de séquences supplémentaires. Les technologies numériques lui ont permis de tout resynchroniser et de reconstituer un puzzle géant à partir des images captées au fil des cinq concerts. Zappa a eu la bonne idée à l’époque de demander à son groupe de porter chaque soir les mêmes fringues, jeans et t-shirt noir, ce qui a grandement facilité le montage… même si on distingue occasionnellement une cigarette qui se consume différemment d’un plan à un autre, ou des membres du public qui apparaissent et disparaissent selon les plans. Musicalement, ce n’est peut-être pas aussi propre et poli que Roxy & Elsewhere, mais les morceaux sont jouissifs et le plaisir des musiciens à jouer ces compositions improbables est communicatif. On se rend compte aussi à quel point cette formation était très portée sur le rythme : sur certains morceaux, Zappa délaisse sa guitare et vient s’installer aux côtés de Ruth Underwood pour compléter la palette sonore des percussions. Il y a alors sur scène quatre percussionnistes et autant d’autres musiciens ! Zappa fait même jouer, au sortir d’un duel de batteurs, la seule partie rythmique de Cheepnis, son ode aux films de série Z, avant d’enchaîner sur la version pur orchestre complet. Impressionnant. Le film est parsemé de petits instants dont on ne soupçonnait pas l’existence en écoutant le disque seul : Ruth Underwood qui se balance d’un pied à l’autre en attendant de jouer ses parties de percus ; Bruce Fowler qui, sur le même principe, secoue la tête, mais pas du tout en rythme ; le maquilleur qui passe de musicien en musicien afin d’enlever la sueur sur leur visage et de leur mettre un peu de fond de teint ; Zappa qui s’assoit sur une chaise et profite des solos de son groupe. Le Blu-ray et le DVD comportent aussi deux bonus cachés : une vidéo en accéléré montrant l’installation et les balances, et un petit film monté par Zappa lui-même autour du morceau Cheepnis, mêlant des plans filmés au Roxy avec des séquences enregistrées aux studios Bolic en compagnie de deux choristes d’Ike et Tina Turner. Un bonheur à regarder.
Il y a tout de même quelques reproches à formuler à ce film. Notamment certains choix techniques. Tout a été tourné en 16 mm, donc avec une image proche du format 4:3 des vieux téléviseurs cathodiques. Mais Roxy The Movie est présenté en version 16:9, légèrement rogné, ce qui occasionnellement produit des plans chargés, trop serrés. Plus grave, tout a été lissé : les défauts de la pellicule ont disparu, certes, mais le grain aussi. Les images donnent ainsi l’impression d’être éthérées, cotonneuses ; les cameramen avaient déjà bâclé la mise au point au moment du tournage, mais avec ce traitement, on perd le peu de netteté qui restait. Heureusement, la qualité sonore est impeccable, même si la guitare de Zappa est par moments mixée un peu trop en retrait par rapport aux autres instruments.
C’est vrai qu’on pourrait aussi reprocher le fait que ça ne dure que deux heures tout compris. Qu’il s’agit d’un montage et non des concerts complets comme promis. Mais le résultat est grandiose. Le génie de chaque membre du groupe, déjà perceptible sur disque, devient ici encore plus visible. Roxy The Movie se pose désormais en excellente porte d’entrée vers le monde de Zappa : il y a de la virtuosité, de l’humour, des moments savants, d’autres plus crétins, du fun, de la politique, du sexe. Peut-être qu’un jour, l’audio des cinq concerts au Roxy sera disponible en intégralité et sans retouche, en coffret ou en téléchargement. On verra bien. J’espère juste que ça ne prendra pas à nouveau 42 ans pour être publié.