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Il y a trois regards caméra dans Bang Gang. Le premier d’entre eux est lancé par une jeune fille (Laetitia) au bord d’une piscine. Elle est accompagnée d’un garçon, disons insistant. Faisant mine de regarder le ciel, elle plonge ses yeux un instant de trop dans l’axe de la caméra, puis sourit. La réflexivité que met en jeu tout regard caméra cristallise ici une totale ambiguïté. Ce regard est à la fois un commentaire sur ce qui a précédé et une prédiction. Ce qui a précédé, c’est une série de plans qui ont été quasiment des caresses sur le corps de cette jeune fille et qui ne peuvent, par leur raccord, être attribués au regard subjectif du garçon à côté d’elle. Ce qui suit, c’est sa main qu’elle laisse être portée sur le sexe de l’autre. Et entre ces deux moments, la question que ce regard et le sourire qui le souligne laissent en suspend : qui, exactement, est à l’origine de cette brusque sexualisation ? La jeune fille elle-même, ou seulement le regard que la caméra a décidé de porter sur elle ?

Une incapacité à choisir entre sociologie et esthétique

Ainsi, le premier pas que le film d’Eva Husson franchit vers son sujet (puisqu’il s’agit d’un fait divers) est joliment contradictoire. Car ce regard est bien tout à la fois celui de l’actrice, du personnage fictif, du personnage réel, adressé à elle-même, au spectateur, à l’auteure. C’est l’impossibilité d’identifier le couple expéditeur/destinataire en jeu qui permet (ou oblige à) d’osciller entre le signe d’une résignation – un “puisqu’il faut y aller, allons-y” – et celui d’une connivence – le même “puisqu’il faut y aller”, mais vécu sous un autre ton. Dans tous les cas, il introduit néanmoins la tension et l’état d’esprit libéral qui conduiront au drame central, au gang-bangs. Mais si l’ambiguïté est belle dans sa mise en place, et dans le regard d’auteur qui est assumé à travers elle, elle ouvre aussi une brèche dans la matière du film : l’incapacité d’Husson à choisir entre sociologie et esthétique, tout en semblant convaincue qu’elle le devrait.

Parce qu’au final, Bang Gang ne semble chercher aucune justification à ses excès adolescents. Dans ses deux premiers tiers, le film d’Husson n’est peu ou prou que l’histoire d’une tension sexuelle, dont l’achèvement nous a par ailleurs été dévoilé – pour ne pas dire teasé – dès l’introduction. C’est cette orgie cotonneuse et acidulée, échafaudée comme une pure harmonie audio-visuelle par la réalisatrice. C’est-à-dire : jamais problématisée. Ainsi, s’il y a un suspens dans Bang Gang, ce ne peut être sous une forme dynamique – viendra, viendra pas ? et comment ? –, mais sous la forme d’une imprégnation de l’image par une autre. S’ouvrant par elle, l’orgie est moins l’événement à (dé)reconstruire que l’événement qu’il faut réacquérir d’urgence, et plus précisément, celui dont il s’agit d’attendre la réapparition, comme si seul l’artifice narratif du flashback nous en avait momentanément privé. Chaque geste et chaque parole deviennent alors le support à cette libération sexuelle et morale, comme si tous étaient déjà informés de son existence, autant passée qu’à venir. Bang Gang ne carbure ainsi ni à la drogue, ni à l’ennui, ni à la marginalisation, ni à l’autodestruction – tous esquissés – mais à son propre sujet. C’est aussi le sens à donner aux deux premiers regards caméra (le second, comparable au premier, marque avec la même ambigüité le point culminant des gang-bangs) : un face à face du film avec lui-même.

La mise en scène fascinée d’Husson trouve son meilleur écho dans la façon dont les gang-bangs sont conjointement mis en scène par leurs participants

De ce point de vue là, Bang Gang peut légitimement se dire moderne. Les raisons sociales n’élucidant rien, les ados d’Husson sont simplement poussés par une puissance de saisissant les conditions, aussi improbables qu’idéales, à son expression. Leurs comportements ne font que jouer de concert le propre travail du film, c’est-à-dire l’avènement d’un moment esthétique, qui trouverait, pour Husson et ses personnages, une jonction commune dans les scènes d’orgies ; la mise en scène fascinée d’Husson trouvant son meilleur écho dans la façon dont les gang-bangs sont conjointement mis en scène par leurs participants, et dans le regard parfaitement bienveillant qu’ils accordent aux images qu’eux-mêmes en extraient. Rien alors, entre la réalisatrice et ses personnages, ne se joue à l’encontre de. Cette adéquation naïve (fantasmer son adolescence, fantasmer son expression plastique) emporterait l’adhésion si le film se contentait d’être l’incarnation fantasmagorique qu’il est.

Mais un troisième regard camera va mettre un point à cette parenthèse. Ce troisième regard est celui de Gabriel, un garçon amoureux, sur le seuil de sa participation tardive. C’est un regard qui lui aussi cède, mais ne cède pas avec la même ambiguïté que les deux précédents. Car l’abandon qu’il exprime est ici transitoire, en vue de. Il s’agit bien de s’abandonner à l’extase plastique des autres, mais à leurs dépends, puisque moins intéressé par l’orgie elle-même que par l’accès qu’elle ouvre vers l’une de ces participantes. Autrement dit, c’est un abandon qui espère se relever en compagnie d’une norme : le retour à une monogamie pudique. Que le dernier mot soit octroyé à ce personnage, qui s’était jusqu’alors tenu constamment à l’écart, n’est pas le problème. L’est plus la possibilité que s’exprime à travers lui le véritable point de vue auquel se seraient confrontés ces regards caméras. Ce point de vue, ce serait celui du puritanisme bourgeois – qui est au fond celui du territoire où Bang Gang s’inscrit (entre Biarritz et Bayonne) – regardant avec indifférence la débauche d’énergie, dont il ne percevrait à travers l’éclat que le caractère déviant. C’est-à-dire la pathologie en besoin de traitement.  A noter par ailleurs que c’est à Gabriel qu’incombe la plus belle scène du film : une autre orgie, non pas de sexe mais de danse clandestine, qui parce que le film l’enveloppe tout en la tenant à sa périphérie, comme un sujet à part, lui octroie un esprit de liberté et de gratuité que ne possèdent pas, par l’inertie qu’ils exercent, les gang-bangs.

Il découle ainsi de Bang Gang l’impression ambiguë elle-même que le film, aussitôt subjugué, enterre son propre sujet dans l’horizon plat d’un réalisme social, pensé avec la même naïveté que son approche de la sexualité. Sauf que cette naïveté ne véhicule plus la même chose. Au fantasme comme incarnation positive est tristement opposé le renouvellement de la norme, comme son seul emploi possible. Étrange retour de bâton que le film s’impose à lui-même. Comme si Husson, au moment d’en fêter sa vitalité, avouait être moins la dépositaire de cette vision-là, que celle de son incontestable futilité.