Aux temps glorieux de la photographie argentique, la planche-contact était un tirage en taille réelle de toutes les images prises sur un film. En général, une photo était choisie par le photographe pour le tirage final. Les planches de grandes photos – et le commentaire qui les accompagnent – sont souvent passionnantes, tant elles permettent de voir d’autres angles, d’autres poses ou attitudes proches avant la sélection finale. On a ainsi pu voir ce qu’aurait pu être la pochette de Blonde on Blonde signée Jerry Schatzberg, assez novatrice puisque Dylan choisit la seule photo floue, et ne mentionnant aucun nom ni titre. Pourtant, elle garde tout son pouvoir de fascination un demi-siècle plus tard.
C’est un peu ce qui se passe sur ce volume 12 des Bootlegs Series de Bob Dylan : on découvre pour la première fois les versions des morceaux se mettre en place, sans nécessairement n’être que des brouillons, comme si on avait accès à toute la bobine, avec toutes les images non tirées, mais contenant toutes les tentatives de mise au point, tous les cadrages réussis mais non retenus. Tout ceci a été enregistré en studio, ce qui donne une qualité de son impeccable. Dylan était accompagné de musiciens fantastiques, ce qu’on entend clairement au détour de bien des morceaux, tous enregistrés dans les conditions du live.
Les versions finales n’étaient pas des assemblages des meilleurs instruments, c’est ce qui permet cette liberté mais impose aussi une discipline hors pair. Il y a d’ailleurs pléthore de faux départs, interruptions et autres arrêts brutaux. Dylan ne faisait pas vraiment de répétitions pendant ces enregistrements. Les musiciens connaissent les morceaux – ce qui remet en cause les nombreuses légendes – mais tout est pris sur le vif. Aussi, les titres des morceaux sont complètement aléatoires et changent avec les enregistrements.
Pour mieux situer l’enjeu, il convient de placer les éléments. Nous sommes en 1965, et après quatre albums acoustiques dont au moins trois chefs-d’œuvre livrés en trois ans, Dylan se retrouve malgré lui comme le porte-drapeau du retour des protest-songs, comme le porte-voix d’une Amérique en pleine mutation. Mais le temps que l’idée s’inscrive dans la tête de tout le monde, Dylan est déjà ailleurs, a déjà envie d’autre chose que de devenir le successeur de son maître Woody Guthrie. Parce qu’il est comme ça, trop rapide pour une époque qui est pourtant en perpétuelle évolution.
C’est dans ce contexte que se succèdent les sessions studio qui sont présentées ici. Elles déboucheront sur les trois albums Bringing It All Back Home, Highway ’61 Revisited et Blonde On Blonde. Sortis en moins de deux ans, ils constituent un virage extrêmement important dans l’histoire de la musique. Il y a clairement un ‘avant’ et un ‘après’ et ces trois albums sont remplis jusqu’à la gueule de morceaux qui ont remarquablement tenu le choc du vieillissement. Considérons que ces disques sont plus ou moins familiers, faute de quoi il faut les découvrir de toute urgence.
Le Dylan de 1965 est celui à qui tout réussit – à un tel point qu’il lui sera difficile de s’en remettre – et qui s’impose un rythme de forçat pour suivre le cours de ses propres idées. Les amphétamines aident, mais l’épuisent le rende volontiers nerveux et acariâtre., ce qui est un peu exacerbé par les réactions hostiles du public. On voit très bien tout ça dans le toujours indispensable reportage Don’t Look Back de Pennebaker. Un accident de moto en 1966 cassera cet élan et la suite sera plus apaisée, mais c’est une autre histoire.
Pendant ces sessions, Dylan définit un style qui n’existe pas encore – ce qu’on appellera sommairement le folk-rock – et qui prend ici forme dans un bouillonnant creuset. En tous cas, il injecte une solide dose d’électricité à ses compositions, ce qui à l’époque semblait improbable. On peut avoir raison seul contre tous. Enfin, quand on est un génie, c’est plus probable.
En outre, il se démarque aussi à ce moment-là à la fois des paroles narratives et hargneuses de la musique folk dont il est issu, ainsi que de celles indigentes du rock de l’époque, pour une forme bien plus libre, héritée du surréalisme et transmise par les poètes beat (Kerouak, Ginsberg…). Certes, il y avait déjà des signes précurseurs chez lui (la longue transe hallucinée de « A Hard Rain Is Gonna Fall », l’imprécation de « Masters of War », les talking blues) mais il pousse la démarche encore plus loin ici (« Bob Dylan’s 115th Dream »). Le choc culturel est donc total et c’est à cette naissance que nous assistons avec la publication de ces sessions.
Ces bootlegs sont présentés en trois formats : best-of de deux CD, normal en six, et deluxe en 18. Evidemment, seuls ce dernier format, exhaustif, permet de tracer le cheminement de tous ces morceaux, alors que le premier picore, montrant des versions différentes, non reprises sur les disques finaux, mais où elles n’auraient pas déparé. On est donc spécialement contents de croiser des versions peut-être supérieures à celles qu’on connait de « Leopard Skin Pill-Box Hat », des relectures plus enjouées de « Just Like a Woman » et « Visions of Johanna » ou plus languides de « Like A Rolling Stone ». Mais ce qui est le plus frappant, c’est la façon dont les versions plus brutes et acoustiques se densifient au fur et à mesure des enregistrements.
Lors de certaines interviews, le claviériste Al Kooper explique que la magie de ce titre vient notamment de son orgue un rien en retard (il est guitariste à la base). Cette plaisante anecdote est un peu remise en question par la présence de multiples versions parfois fort similaires. D’ailleurs, certaines versions sont présentées ici sans leurs gimmicks les plus identifiables, ce qui est un peu déroutant mais convient fort bien à « One of Us Must Know », un peu moins à « I Want You » (meilleure chanson de tous les temps ?) qui est forcément dans une version moins chère à nos cœurs, le clavier remplaçant le riff de guitare étant un poil moins entraînant.
Pour la forme, on aurait aimé avoir une version complète de ce « Mr Tambourine Man » avec un groupe entier, tout comme ce très prometteur « Desolation Row » au piano qui frustre par sa brièveté. De même, il est assez étonnant de découvrir « She’s Your Lover Now », morceau tordu à souhait à un tel point qu’ils ne sont jamais arrivés à le faire suffisamment bien pour qu’il figure sur Blonde on Blonde où il aurait clairement eu sa place ; trop compliquée techniquement sans doute, et peut-être un peu proche d’autres morceaux comme « Like a Rolling Stone » ou « One of Us Must Know ».
En marge des albums studios officiels, on s’est en effet habitués à trouver des pépites et à les assimiler même un demi-siècle après leur sortie. Certains ont simplement changé de nom comme « Medicine Man » qui deviendra « Temporary Like Achilles ». Ou alors nous sont connus par ailleurs comme l’hilarant « If You Gotta Go, Go now », sorti en single au Bénélux à l’époque, et découvert via le Bootleg volume 6, « Positively 4th Street » ou « Farewell Angelina ». Mais il y a aussi de vrais inédits en sus de celui déjà mentionné. « Sitting on Barbed Wire Fence » ou « Lunatic Princess » n’ont en effet jamais vu la lumière du grand public. Ce n’est pourtant pas là qu’est l’intérêt principal de The Cutting Edge qui s’impose comme une indispensable genèse d’œuvres majeures
Si vous découvrez le multiforme génie de Bob Dylan, ceci n’est évidemment pas une porte d’accès idéale. De même, si vous êtes un inlassable collectionneur, la version rabotée est sans doute un peu chiche. Par contre, si ce qu’il faisait à l’époque vous plait et si vous voulez assister presque en direct à l’élaboration d’un pan de l’histoire du rock, le plaisir du fan est total.