Belgica (part 1) : des hommes qui souffrent
Pour le grand public, le cinéma de Felix van Groeningen c’est deux films : La merditude des choses et Alabama Monroe. Deux preuves (avec aussi le brillant Bullhead de Michaël R. Roskam) qu’il se passe définitivement quelque chose en Belgique flamande. Ces long métrages aux relents de bières chaudes, de paille et de pisse et où le néerlandais claque aux oreilles avec une réelle musicalité, sont aussi le théâtre de sentiments bruts, de violences dans l’amour comme dans la haine. Belgica ne déroge pas à la règle.
Dans le film, deux frères, Jo et Frank reprennent un rade de Gand pour en faire un rendez-vous incontournable des nuits belges. Musique(s), sexe, drogue, alcool sont à la portée de tous dans ce lieu de débauche où les frères vivent si fort qu’ils en brûlent leurs ailes. Refuge de tous les malmenés de la vie, Jo et Frank inclus, le Belgica ouvre sur le monde autant qu’il enferme. Et le film joue beaucoup sur ce sentiment de claustrophobie malsaine.
Chez Felix van Groeningen, les hommes souffrent. Ils souffrent d’être des ratés comme leurs pères avant eux. Ils souffrent parce qu’ils veulent ou ne veulent pas être pères à leur tour. Ils s’enferment dans des réalités alternatives (l’écriture) ou des paradis artificiels (l’alcool et la drogue). Comme ils souffrent, ils se détruisent ou détruisent tout autour d’eux. Les femmes, elles, pleurent, vocifèrent, vivent pour plusieurs la vie et ses tourments sur lesquels les hommes ferment les yeux. Ce n’est pas un cinéma de l’empathie, c’est un cinéma du clivage.
Dans sa délicieuse absurdité, ce cinéma touche un point crucial de notre société. La preuve sur l’écran que le patriarcat oppresse aussi bien les femmes (ce n’est plus à démontrer) que les hommes. Avoir autant de choses à prouver les étouffe, et leurs propres référents masculins d’un autre temps les écrasent. De par leur misogynie crasse, les personnages de Felix van Groeningen représentent des hommes des cavernes modernes tiraillés entre l’envie de bien faire et l’absence totale d’idées quant à ce en quoi ça consiste.
Ces « male tears » qui imbibent la pellicule n’en sont pas moins touchantes. Gunther, dans La Merditude des choses, ne veut rien d’autre que se sortir de ce schéma d’alcool et de bêtise et c’est tout le déterminisme social qui est questionné. Jo et Frank s’aiment d’un amour fraternel qui dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer et, malgré la pureté de ce sentiment, ne font que s’enfoncer l’un l’autre.
Si on ne peut pas dire que le cinéma de Felix van Groeningen est un cinéma féministe (on ne peut même pas le dire du tout), il est la preuve des symptômes du malaise profond de la société telle qu’elle est construite encore aujourd’hui. Une société où les hommes et les femmes ont des buts et des aspirations qui diffèrent tellement qu’ils ne s’appuient pas l’un sur l’autre, où la guerre est permanente (les femmes n’existent que pour faire des reproches et être les témoins bruyants des ratages masculins) et où l’amour est forcément voué au drame. C’est un monde d’égoïsme et de souffrance qu’il dépeint en forçant à peine le trait.
Et si j’aime si fort ce cinéma testostéroné à outrance, où la musique vient toujours frapper en pleine poitrine, c’est qu’il appelle à un monde meilleur. Il résonne en moi comme le chant du cygne d’un monde voué à la disparition. Ces dinosaures se débattent, crient, baisent, pleurent, vomissent, ils n’en reste pas moins qu’ils savent au fond d’eux-mêmes qu’un autre monde est possible, aussi passionné souhaitons-le, mais moins porté sur l’auto-destruction.