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Quand Kenny Dixon Jr emprunte les traits de Moodymann, il se masque. Que ce soit d’un voile sur scène, d’un ton las dans une rare interview ou derrière une bouteille de Hennessy et quelques conneries rythmées par des « motherfucker » bien placés, il a ce charisme incroyable de l’artiste détaché, un peu à côté de la plaque mais dont le talent irrigue chacun de ses gestes.

Mythe est un faible mot pour Moody. Depuis maintenant 30 ans, il est la garantie d’authenticité de la house de Detroit. Label certifié, plus que sa musique, c’est sa ville qui lui coule dans les veines. Il en a créé le son, il en a fait émergé les grands artistes, les Theo Parrish, les Marcellus Pittman et autres Andrés. Moodymann incarne la house de Detroit comme Elvis incarne le rock. Il est le vengeur masqué de Motor City ; chacune de ses respirations est une déclaration d’amour pour sa ville. Chacune des sorties de Kenny Dixon Jr est une pierre de plus dans la grande maison house estampillée Detroit.

Plus encore, chaque son sorti de ses machines est une contribution à l’héritage de Detroit, ville fantôme. Son Moodymann de 2014 sonnait comme une parade d’enterrement pour Motor City, avec ce qu’il fallait de joie, de mélancolie et de nostalgie, de révolte et de rythmes libidineux. Moody compte bien sombrer avec sa ville, crever le cœur lourd, mais fier d’avoir défendu jusqu’à son dernier souffle un lieu si important pour la musique américaine.

Parce que Detroit, plus que la house et la techno, c’est le blues, le jazz, le gospel, le Motown, la soul, le rock. C’est Paul Chambers, Yusef Lateef, Aretha Franklin, Marvin Gaye, Diana Ross, The Supremes et Smokey Robinson. C’est aussi Funkadelic, J Dilla et Danny Brown qui tournent autour du Rock’n’roll Hall of Fame, du MC5 et des Stooges.

Moody compte bien sombrer avec sa ville, crever le cœur lourd, mais fier d’avoir défendu jusqu’à son dernier souffle un lieu si important pour la musique américaine.

Ville de révoltes et de révolutions, qu’elles soient musicales ou industrielles, Detroit est une exception pour Moodymann. C’est là qu’il est né et c’est pour lui la seule chose qu’il veut communiquer. Rarement l’amour d’un endroit géographique se aura autant été transposé en musique.

Quand DJ-Kicks a annoncé, pour sa 51ème sortie, la contribution de Moodymann, il y avait deux possibilités. Souvent, les contributions à DJ-Kicks deviennent des démonstrations et, pire encore, des exercices de copinage. On peut y entendre le catalogue du label de l’artiste dans une démonstration aussi technique que paresseuse. L’intérêt est limité parce que la sincérité anémique d’une telle prestation ne permet pas de dépasser les cadres habituels de l’artiste. Pourquoi écouter à nouveau ce que l’artiste sait faire quand on pourrait essayer de comprendre d’où il vient ?

moodymannMoodymann pouvait très bien tomber dans la facilité, et y jouer les grands classiques de sa house, les « I can’t kick it when it hits », entremêlés de sa voix suave et d’incursions soul. Mais ça aurait été trop facile. Parce que derrière le masque charismatique de Moody, il y une sensibilité incroyable, mêlée à une culture musicale sans fond. À la place d’un mix calé à 120 bpm, avec un kick sur chaque temps, on se retrouve plongé dans les errements musicaux de Moody et de Detroit. Plus qu’une compilation, ce DJ-Kicks est un hommage à sa ville et sa musique, une grande fresque de toutes les influences qui ont été, sont et seront pour Kenny Dixon Jr. Avec langueur, il accole pistes après pistes, lentement, méthodiquement, avec assez d’imprécisions pour rendre le tout profondément humain. Cette croisière dans le son de Detroit dépasse les frontières du Michigan pour s’aventurer dans l’histoire – et les luttes – de la musique afro-américaine. Jazz futuriste, hip hop, soul s’y mêlent avec facilité et dessine un Guernica sonore.

Pourtant, chaque sélection est une surprise. Chaque choix est provocant, insolent. Moody l’effronté commence avec sensualité, sans effleurer une seule fois la house pendant la première demi-heure, avant de taper dans la house originelle, qui danse corps à corps avec le disco. Les transitions géniales se suivent avant que le mouvement entamé n’heurte de plein front « Our Darkness » d’Anne Clark. D’une house enchantée, on se retrouve dans les abysses, Anne Clark scandant comme un David Tibet :

Do you think our desires still burn
I guess it was desires that tore us apart
There has to be passion
A passion for living, surviving
And that means detachment
Every-body has a weapon to fight you with
To beat you with when you are down
There were too many defence between us
Doubting all the time
Fearing all the time
Doubting all the time
Fearing all the time
That like these urban nightmares
We’d blacken each other skies

Tour de force monumental. Moody, avec la poète anglaise, vient de tuer le rythme et de propulser l’auditeur face à la vérité crue de Detroit, cauchemar urbain. Le mix repart pourtant, comme si rien ne s’était passé. Les basses reprennent leurs droits, créant ce déséquilibre étrange pour l’auditeur. Oui, la musique de Moodymann est faite pour danser. Mais Moody vient de crier devant le monde entier que derrière son masque, ses DJ sets, ses attitudes, sa voix blasée, il y a un artiste engagé, politisé, qui commence ses shows avec le « We Almost Lost Detroit » de Gil Scott-Heron.

L’engagement de Kenny Dixon Jr est diffus et discret. Il se place dans les interstices de sa house. Plus que dans la musique en tant que tel, la révolte du Detroiter est dans son parcours et son positionnement : toujours les deux pieds dans l’industrie et les hits imparables, pour ne jamais en jouer le jeu.

Moody vient de crier devant le monde entier que derrière son masque, ses DJ sets, ses attitudes, sa voix blasée, il y a un artiste engagé, politisé, qui commence ses shows avec le « We Almost Lost Detroit » de Gil Scott-Heron.

Sa participation à DJ-Kicks est une illustration de plus de ce positionnement. Il accepte l’exercice pour mieux le prendre à revers. Il offre l’inverse de ce que l’on pouvait attendre, il prend son temps pour arriver à la vitesse de croisière – 120 bpm – avant de tout exploser. Puis de repartir. « It’s House Music » de Lady Alma et « Did You Ever » de Daniela La Luz concluent cette compilation, comme un affront final. Il finit son DJ-Kicks comme on pensait qu’il l’aurait commencé, classique et prévisible, parfaitement mixé. Kenny Dixon Jr rappelle ainsi que la musique électronique est avant tout politique et engagée. Il le fait avec la discrétion et les couches artificielles qu’on lui connaît, mais dès qu’on regarde de plus près, c’est criant dans chaque choix de cette compilation.

Moodymann gardera son masque pour toujours. Il est l’entertainer mal luné qui harangue les foules d’une voix lasse, il est une succession de « whatupdoe » sensuel et de paroles profondément sexuelles. Il est le petit fils paresseux de Gil Scott-Heron. Pourtant, il est bien plus que cette apparence. Il apparait sur la couverture de ce DJ-Kicks comme un soldat, visage caché. Il est ce soldat qui incarne Detroit et cristallise toute la musique afro-américaine dans chacune de ses notes. Ce DJ-Kicks est une des plus belles déclarations d’amour à cette musique. Surtout, c’est une déclaration d’amour lucide et sans fard, sans romantisme. Moody, you freeki motherfucker.

Moody