Merci patron ! : faire la nique aux requins de la finance en jouant aux espions
Par une de ces drôles de coïncidences dont le hasard a le secret, la sortie en salles de Merci patron ! a eu lieu la même semaine que la présentation du projet de réforme du code du travail, et la contestation immédiate et massive que ce projet a engendrée. Une des multiples formes prises par ce rejet a été le hashtag #OnVautMieuxQueCa, agrégeant des témoignages de conditions de travail (ou de privation de travail) avilissantes et choquantes. Ce « On vaut mieux que ça » regarde – à raison – vers le bas, vers ce que l’on nous impose ; mais un autre « On vaut mieux que ça » existe, qui regarde vers le haut, vers ce à quoi on peut aspirer, et qui aurait pu être un titre possible pour Merci patron !. Homme-orchestre du film, façon Michael Moore, le journaliste François Ruffin y accompagne des victimes des plans de licenciements successifs imposés par le multirécidiviste multimilliardaire Bernard Arnault tout au long de la construction de son empire du luxe. L’obsession de Ruffin est de ne jamais se soumettre aux codes dominants qui régissent le traitement d’un tel sujet : acceptation de la supériorité des nantis, résignation à l’impuissance de ceux qui sont au bas de l’échelle, expression violente de tout conflit opposant les deux camps.
Abordant en toutes circonstances puissants et indigents avec la même bonhomie, Ruffin joue les candides pensant pouvoir réconcilier les premiers et les seconds en prenant pour argent comptant les discours lénifiants et cyniques venant d’en-haut. Cette entreprise inaugurale d’agit-prop menée caméra à l’épaule, en t-shirt sérigraphié « I love Bernard », attaque les ravages du néolibéralisme de manière oblique mais se brise sur la rencontre avec Serge et Jocelyne Klur, couple vivant au RSA depuis leur licenciement d’une usine du groupe LVMH, dont la maison est sur le point d’être saisie. Merci patron ! échappe alors à son auteur, forcé de réagir en cours de route à l’irruption soudaine dans le champ de son documentaire de cette misère totale, et de ses velléités de réponse explosive à l’oppression. Serge Klur confie que plutôt que de laisser prendre sa maison il est prêt à la détruire, comme dans l’exemple donné par… La petite maison dans la prairie. Ni une ni deux, Ruffin enregistre sur la télévision des Klur la diffusion en replay de la séquence en question, trop content de montrer que l’inspiration à la subversion peut se nicher partout, y compris sur une chaîne a priori aussi inoffensive que Téva sur la TNT (qui n’a jamais aussi bien porté son nom).
Surtout, Ruffin l’apprenti documentariste (il s’agit de son premier film) applique une des règles d’or du documentaire : s’adapter aux méandres du réel et non pas les ignorer. Bien lui en prend, il s’en voit récompensé au centuple, au sens propre – chaque initiative lancée à l’aveugle rapporte au film des conséquences cent fois plus réjouissantes que ce que l’on pouvait imaginer, un retour sur investissement à faire pâlir d’envie même Bernard Arnault. Ruffin oriente les Klur de la grande scène pyrotechnique qu’ils proposent vers un autre motif hollywoodien, le film d’arnaque. Ils menacent au bluff Arnault d’une action coup de poing s’il ne verse pas de quoi rembourser les dettes, et se retrouvent en définitive dans une intrigue encore plus extravagante qu’un dérivé d’Ocean’s eleven : un véritable film d’espionnage, aux ramifications dignes de divagations conspirationnistes. Le responsable de la sécurité de LVMH, ancien ponte des renseignements généraux français, se présente en personne au domicile des Klur pour négocier ; plus tard c’est le secrétaire général du groupe qui s’entretiendra avec Ruffin, soit une pêche encore plus miraculeuse étant donné que l’homme est en plus maire et élu régional en exercice, encarté au… Parti Socialiste et en cour avec le pouvoir actuel. Décidemment, même sans chercher la confrontation le chemin de Merci patron ! ne cesse de croiser celui de la politique.
Un simple courrier manuscrit envoyé depuis un village de la campagne picarde a donc téléporté les Klur et Ruffin au contact quasi direct de l’élite (ne manque qu’Arnault en personne), et des collusions qui s’y déploient en permanence entre les pouvoirs politique et économique. On dirait Kirk et Spock débarquant au cœur de la salle de contrôle du vaisseau ennemi à la fin du Star Trek de J.J. Abrams. C’est énorme, et c’est tout à l’honneur de Ruffin de ne pas se démonter et de surfer sur cette vague formidable pour mener son film aussi loin que possible. Lui et les Klur se prennent au jeu, à coups de caméras et micros cachés, de postiches et masques, de manipulation de la paranoïa et des incompétences (sous couvert de leur toute-puissance de façade) de leurs interlocuteurs ; et le plus beau est qu’ils gagnent, au terme de péripéties réelles à rendre jalouses bien des fictions. Devenus apprentis espions, arnaqueurs à succès, héros de science-fiction, ils prouvent que oui, ils valaient clairement mieux que « ça », et que les « eux » qui voulaient le leur imposer. Toute tyrannie, y compris celle du néolibéralisme, repose au moins autant sur la crainte qu’elle propage que sur ses forces réelles. En enfonçant un coin de cette crainte par le rire et l’insolence, Merci patron ! prend une importance qui déborde largement la victoire individuelle qu’il relate.
*** Post-scriptum du 14 avril 2016 ***
Le texte ci-dessus comprend les deux phrases suivantes : « Un simple courrier manuscrit envoyé depuis un village de la campagne picarde a téléporté les Klur et Ruffin au contact quasi direct de l’élite (ne manque qu’Arnault en personne) » et « Toute tyrannie, y compris celle du néolibéralisme, repose au moins autant sur la crainte qu’elle propage que sur ses forces réelles. En enfonçant un coin de cette crainte par le rire et l’insolence, Merci patron ! prend une importance qui déborde largement la victoire individuelle qu’il relate ». On ne pensait pas si bien dire. Depuis sa modeste sortie en salles les patrons, dans l’acceptation large de ceux qui détiennent le pouvoir (économique, politique, médiatique), n’en finissent pas d’avoir de ce film et de ses acteurs une peur panique, éclatante. Et surtout irrationnelle, au sens littéral : car on ne voit pas de raison de craindre l’impact de ce long-métrage en particulier plutôt que d’un autre dans le flot continu de réalisations, documentaires ou de fiction, sortant chaque mercredi et dénonçant les inégalités et les injustices.
Le mimétisme est étonnant entre ce qui a lieu à l’écran (le fourvoiement de Bernard Arnault et LVMH qui permet à l’action du film d’avoir lieu) et ce qui se passe autour du film – l’agitation insensée pour nier au film son existence, qui se retourne contre ses auteurs et fait d’autant plus exister Merci patron !. Dans les deux cas, l’ordre logique des choses est inversé : la panique génère la menace à laquelle elle devrait être une réponse. Dans le film, Arnault envoie son chef de la sécurité négocier avec les Klur sans même chercher à savoir ce dont ils sont réellement capables. Depuis que le film est sorti, chaque tentative de censure ou de dénigrement grossier agit selon la loi de l’effet Streisand. Le choix de plusieurs médias de ne pas publier de critique du film ou d’annuler l’invitation faite à son réalisateur a poussé le public dans les salles (la barre des deux cent mille spectateurs a été dépassée, ce qui est considérable pour un tel film) ; la déprogrammation d’une projection à Sciences Po a conduit à une reprogrammation en plein air place de la République (conjointement avec un autre documentaire, Comme des lions, ayant subi le même sort), devant une audience dès lors autrement plus nombreuse ; l’outrance du rejet du film par la présentatrice de l’émission Le Cercle, sur Canal+, empêchant ses chroniqueurs d’en parler posément, a transformé en un accroc saillant et notable ce qui aurait dû être une discussion ordinaire sur une sortie mineure traitée (avec un mois de retard…) en fin d’émission.
On en revient sans cesse à cette constatation : Merci patron ! prend une importance qui déborde largement la victoire individuelle qu’il relate. Le film est en route pour devenir un symbole, et le doit pour beaucoup à ses adversaires incapables de trouver par quel bout attaquer cet élément frondeur, sur lequel ils n’ont aucune prise car il n’est pas saisi dans la toile opaque de conflits d’intérêts et de participations croisées qu’ils ont tissée. Seraient-ils impuissants parce qu’il est fondamentalement libre ? Ont-ils peur parce qu’ils le sentent ? À suivre. En espérant que la dernière démonstration de barrage fait au film rapportée par les médias, une procédure de licenciement engagée contre un sous-traitant de Renault ayant écrit aux syndicats de cette entreprise pour leur proposer d’organiser une projection de Merci patron !, connaîtra à son tour une issue inverse à celle visée par les censeurs, il est réjouissant de voir le cinéma en tête de proue d’un mouvement qui secoue la cité.