Elle : de O à L, quand Verhoeven retrouve son alphabet
Film présenté le vendredi 20 mai 2016 en sélection officielle du 69ème festival de Cannes (compétition). Sortie nationale le 25 mai 2016.
En voyant Elle, on ressent la même sensation qu’à la première vision de Lost Highway de David Lynch ou Sleepy Hollow de Tim Burton (quand Tim Burton était encore un cinéaste digne d’intérêt). En un film somme, Paul Verhoeven reprend une à une les thématiques subversives et sulfureuses qu’il creuse inlassablement depuis ses débuts, dessinant un sillon de plus en plus profond dans la terre de ses obsessions.
Elle est une adaptation du roman de Philippe Djian Oh…. Le titre annonce d’emblée comme un programme la focalisation sur un personnage : Michèle Leblanc (Isabelle Huppert). Mais il n’abandonne pas complètement l’idée si chère à Djian de l’onomatopée. A l’oreille, en français en tout cas, « elle » se condense en une lettre : « L ». Abandonnant la violence immédiate ou l’étonnement du « Oh… », le cinéaste nous emmène vers un territoire plus féminin, apparemment plus doux, avec « L ». C’est bien sûr une fausse piste.
Le voyeur ?
Beauté froide, femme d’affaires à la tête d’une société de jeux vidéo, Michèle habite seule une grande maison dans une banlieue aisée. Elle se fait violer dans son salon. Une fois le rôdeur parti, Michèle range la vaisselle cassée et reprend sa vie comme si de rien n’était. Tout son entourage s’inquiète pour elle alors qu’elle refuse de prévenir la police.
Isabelle Huppert, qui est de quasiment tous les plans, porte le film sur ses épaules. Tour à tour victime, dominatrice, séductrice ou glaçante, ce personnage à la psychologie complexe entraîne le spectateur dans un quotidien où les apparences sont toujours trompeuses. Verhoeven offre ici un film très européen, loin du faste hollywoodien. Après Black Book, tourné en Hollande sur une figure majeure de la Résistance, le plus hollywoodien des cinéastes hollandais livre une mise en scène froide et aiguisée comme un couteau qui aurait très bien être celle d’un Michael Haneke. La seule présence d’Isabelle Huppert fait évidemment penser à La pianiste.
L’une des thématiques principales de Verhoeven est celle du voyeurisme et du désir physique. Le film s’ouvre sur les yeux du chat de Michèle qui assiste à la scène de viol. A partir de cet instant, la mise en scène repose sur ce qui est montré ou caché ou dévoilé. Le film est tourné en caméra à l’épaule. On a ainsi l’impression que Michèle est observée par le rôdeur à travers les fenêtres de sa maison. Mais, si la caméra tremble légèrement et n’est pas totalement stable, elle n’est pas pour autant dans une logique d’incarnation ostentatoire. Il n’y a jamais de mouvements brusques comme si c’était une vision subjective d’un personnage. Plus qu’un voyeur, la caméra semble être l’équivalent d’un observateur froid et distancié, comme un anthropologue ou un médecin. Il y a quelque chose de l’ordre du regard clinique dans la mise en scène, ce qu’accentue le montage très fluide. Pour y parvenir, Verhoeven a tourné à deux caméras placées très proches l’une de l’autre et en plans séquence coupés au montage afin d’amplifier l’idée de continuité. On regrette juste ce parti pris d’une lumière vaporeuse, notamment dans les extérieurs, qui fait un peu téléfilm France 3.
Le tour d’écrou en plus
Le scénariste américain David Birke s’est ingénié à amplifier les éléments sombres, obscurs et pervers de l’histoire de Philippe Djian, ce qui fait dire au cinéaste qu’aucune actrice américaine n’a accepté « un rôle aussi amoral » alors qu’Isabelle Huppert avait déjà exprimé son intérêt pour le rôle. Le producteur et Verhoeven ont donc décidé de tourner en France.
Dans le roman, c’est le viol qui ouvre en Michèle un abîme de désirs contradictoires et amorce un jeu pervers d’attraction/répulsion avec son agresseur. Le scénario suit l’intrigue très fidèlement mais monte un cran au-dessus. Ainsi, tout converge pour décrire la victime comme imperméable à la moindre émotion et à la bienséance la plus basique. Michèle semble incapable du moindre affect : elle se moque en public du mariage de sa mère, relate en souriant au voisin les événements dramatiques qui ont marqué son enfance. Comme tout sentiment a disparu en elle, seules restent possibles la réaction, la provocation, l’humiliation ou la domination. Les multiples facettes du personnage sont exposées au regard du spectateur : femme de pouvoir, mère, amie ex-femme, maîtresse. Même avec sa meilleure amie, Anna, qui est aussi son associée, elle n’a aucun scrupule à gâcher et pervertir le lien qui les unit : elle entretient une liaison avec le mari de cette dernière. Verhoeven n’hésite pas à aller plus loin que Djian dans la noirceur/ambiguïté des relations. Par exemple, l’une des seules lueurs de l’histoire, la complicité qui survit entre les deux amies, devient également le prétexte à un jeu sexuel lesbien.
Comme dans les tragédies grecques, la malédiction familiale de Michèle refait surface. Dès le début de l’histoire, elle apprend que son père qu’elle a tenté de rayer de sa vie a demandé une remise en liberté après des dizaines d’années en prison. Le père, Georges Leblanc, a assassiné à coups de fusil plusieurs enfants dans les années soixante-dix. Dans le roman, il n’est jamais dit que Michèle, enfant, aide son père à brûler des vêtements dans le jardin après le massacre, alors que dans le film il y a cette photo glaçante de la petite fille en chemise de nuit recouverte de sang qui fixe l’objectif et rappelle d’autres visions traumatisantes du cinéma comme les jumelles du Shining de Kubrick. Lors de la veillée de Noël, elle dévoile son histoire au voisin avec un grand détachement et presque un sourire. On perçoit à travers le jeu d’Isabelle Huppert toute la noirceur et le côté démoniaque du personnage qui, tout en étant la victime récente d’une agression sexuelle, semble avoir été l’assistante d’un bourreau dans un passé lointain.
La société de production de films de Michèle devient chez Verhoeven une boîte de jeux vidéo violents. Elle réclame d’ailleurs toujours plus de réalisme et de sang dans les animations, comme si elle restait prisonnière du traumatisme de son passé. A la fin de la soirée pour fêter le lancement du jeu vidéo, Michèle demande à son agresseur de la raccompagner en voiture. David Birke invente une scène sur le chemin du retour : pour le provoquer, par simple jeu sexuel ou par goût suicidaire, elle lui annonce qu’elle va le dénoncer à la police. Arrivée chez elle, elle fait le tour des pièces comme si elle l’attendait.
Le secret derrière la porte
Le cinéma de Verhoeven, profondément féministe, est habité de nombreux personnages de femmes fortes. Cette fois, dans Elle, les femmes détiennent tous les pouvoirs : elles exercent une emprise sexuelle sur les hommes, possèdent l’argent et le pouvoir de décision (dans l’entreprise et la famille). Les hommes (notamment l’ex-mari de Michèle, son amant et le jeune geek de sa société de jeu vidéo) en sont réduits à exécuter la moindre décision de Michèle et à tolérer ses caprices.
Très vite, on comprend que Michèle ne peut être résumée à une place de victime, que c’est plus compliqué. On apprend rapidement qu’elle a quitté son mari parce qu’un jour il l’a giflée. Le personnage du mari est soumis et faible comme pour accentuer l’impression de mante religieuse qui se dessine peu à peu autour du personnage de Michèle. De proie du violeur, elle passe progressivement au statut de partenaire puis de prédatrice. Ses réactions au premier abord étrange (pourquoi est-ce son agresseur qu’elle choisit d’appeler quand elle a un accident de voiture ?) apparaissent de plus en plus comme les mailles de la toile que l’araignée tisse progressivement.
Chaque personnage possède une part d’ombre, il n’y a personne à sauver. C’est comme si, à chaque fois qu’on ouvrait une porte, on découvrait un secret qui menait vers une nouvelle porte au mystère encore pire. Tous aussi détestables les uns que les autres, ils se révèlent nauséabonds, veules et parfois même stupides. La mère excentrique paie des gigolos, l’ex-mari dépend financièrement de Michèle, l’amant est obsédé, le fils est bête à manger du foin, le voisin a tous les airs du gendre idéal, la voisine dévote est prête à toutes les compromissions. Ici on s’intéresse à « elle » mais, si on creusait chez les autres personnages, on ne trouverait vraisemblablement pas mieux. Le « elle » raisonne comme un « elle parmi tant d’autres » ; de la « caméra voyeur », on en conclut qu’elle est en fait une caméra microscope.
Le film terminé, on revoit l’affiche avec une nouvelle grille de lecture : Michèle regarde droit devant elle (le regard encore, cette fois vers le regardant) derrière une porte qu’une main gantée semble s’apprêter à ouvrir. Mais finalement, plutôt que de l’ouvrir, l’agresseur ne tente-t-il pas plutôt de la refermer ?
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