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Les habitants : solitudes réunies

Par Alexandre Mathis, le 09-05-2016
Cinéma et Séries

Le nouveau projet de Raymond Depardon, photographe de la France des sous-préfectures, creuse son sillon de ces dernières années : se faire sociologue du peuple hexagonal. Un projet forcément trop grand pour un seul homme mais qui recèle des trésors. A travers Les Habitants, le dispositif est on ne peut plus simple : Depardon installe une caravane sur une place ou dans une rue, à Morlaix, Villeneuve-Saint-Georges ou Charleville-Mézières. Dans cette caravane, une caméra. Sans jamais intervenir, le réalisateur invite deux personnes à poursuivre le plus naturellement possible la conversation qu’ils avaient entamée dans la rue.

La plupart de ces personnes se sentent seules, et le disent. Le temps d’un tête-à-tête filmé, Depardon les réunit dans le même cadre.

Si les sujets divergent totalement, certains points communs ressortent. A priori, on pourrait y voir le portrait d’une France de la crise, celle des années Sarkozy-Hollande, une France qui se débrouille, qui hésite, qui tente, avec ses amours, ses divorces, ses conflits de générations et d’origines. Bref, un pot-pourri de ce qu’on connaît déjà. Mais plus que ça, il ressort une peur de l’avenir qui n’a rien d’anodine. La plupart de ces personnes se sentent seules, et le disent. Le temps d’un tête-à-tête filmé, Depardon les réunit dans le même cadre. Quel que soit leur point de vue, elles sont là, ensemble, à échanger. Et cela semble les apaiser.

Voler de ses propres ailes

Dans une des conversations les plus touchantes, un monsieur de quatre-vingts ans – qui en paraît bien quinze de moins – explique à son fils qu’il a découvert ce qu’était la solitude à la mort de sa femme : « on réapprend à vivre, à cuisiner, à sortir seul ». Il y a aussi des mères divorcées, dont une précise qu’elle n’est pas prête à refaire sa vie avec quelqu’un, qu’elle en veut trop aux hommes. De ces personnes, on ne connaît rien, ni leur prénom, ni leur origine. On profite juste de leur accent, on découvre un bout de leur histoire. Il y a aussi cette jeune femme qui « travaille de nuit » dans un cabaret. Plus personne ne lui donne de nouvelles. Elle n’a pas la garde de ses enfants, justifie que son métier n’est pas si mal, mais pas facile quand même. Et elle s’en défend bien. On sent qu’elle n’a pas le choix, ou qu’en tout cas, elle fait au mieux. Le temps d’un échange avec sa supposée sœur, elle se sent un peu moins seule.

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Ce que nous confirme magnifiquement le film, c’est que l’on vit dans une France de la crise, celle sans perspective, où l’on n’ose pas se plaindre si on a un CDI. Il y a un appel à l’audace, à la solidarité et à une forme de folie de croire en l’avenir. Même si parfois, il faut se révéler patient. Dans le film, cette opposition prend souvent la forme d’un conflit de générations, entre des jeunes qui veulent vite partir, pour voir si l’avenir existe ailleurs, et des parents qui, sous couvert de sagesse, expriment leur sentiment d’abandon. Il faut dès lors apprendre à voler de ses propres ailes, à tous les âges. C’est vrai au sortir du bac, en se mettant en couple, en divorçant, en vieillissant.

Le film tente aussi des incursions à propos du vivre-ensemble et du féminisme, mais manque de mise en perspective pour qu’on en tire quelque chose. En revanche, là où Depardon sort un cliché (au sens photographique du terme) de la France d’aujourd’hui, c’est qu’il laisse la place au spectateur de saisir ses propres obsessions, ses propres questionnements et du coup d’entrer dans une forme de dialogue avec l’œuvre. Les habitants du film, ce ne sont pas tant ceux à l’écran que ceux qui le regardent.