Blake Edwards : alcool joyeux, alcool triste
« Hey Jack Lemmon, where is Lee Remick ? ». Que Tony Soprano, pour interpeller son cousin Christopher à sa sortie d’une cure de désintoxication, se réfère ainsi explicitement au Jour du vin et des roses (1962) ne lasse pas d’étonner, au sein d’une œuvre qui, pour ses citations, privilégie en général l’univers des films de gangster. Mais après tout, que le nouveau patron de la mafia du New Jersey ait vu le film d’Edwards n’a rien d’invraisemblable. Il a très bien pu tomber dessus par hasard, à la télévision. Homme fruste, peu cultivé, mais plus profond, plus curieux que la majorité de ceux qui l’entourent, il n’est pas surprenant qu’il ait été touché, voire ému, par cette chronique d’un couple d’alcooliques. Lui-même sujet aux addictions, susceptible d’excès, du moins – d’alcool, de nourriture, de femmes – il a très bien pu se reconnaître dans les comportements compulsifs et incontrôlés de ces deux personnages. Il a pu être sensible aussi, lui dont le mariage s’est tellement dégradé, à cette vision amère du couple, dont le bonheur s’avère en définitive fondé sur pas grand-chose, et de ce fait si facile à briser.
C’est sur ce point que le regard d’Edwards apparaît le plus personnel et pénétrant. Lorsque son médecin conseille à Joe de trouver une activité qui suscite leur intérêt à Kirsten et lui, susceptible de les distraire aussi peu que ce soit de leur alcoolisme, il doit bien reconnaître qu’il ne voit pas grand-chose. C’est la boisson qui a toujours rempli ce rôle, dès leur premier rendez-vous – Joe, qui connaît le goût de la jeune femme pour le chocolat, commande un Brandy Alexander (cognac, crème de cacao), qu’elle apprécie, et la fois suivante apporte dans son appartement de quoi en préparer. Leur activité commune, ce qu’ils ont eu le plus en partage, c’était ça. Toute l’idylle des débuts se voit ainsi questionnée : ils étaient amoureux, sans doute, ont connu des mois, peut-être des années de bonheur, mais au fond jamais sans cette béquille, sans cette légère imbibition. Cette terrible lucidité continue d’interpeller. Combien de couples commencent ainsi, dans un état d’ébriété avancée ? Combien de premiers rendez-vous prolongés par d’autres tout aussi arrosés ? Et si l’on retire cet indispensable carburant, que se passe-t-il ? Parfois de nouvelles sources d’excitation viennent prendre le relais. Mais ce n’est pas toujours vrai.
En rester là ne serait pas rendre justice au cinéaste. Au Jour du vin et des roses peut-être, mais pas au reste de son œuvre : Edwards, tout autant qu’à l’alcool triste, croit en l’alcool joyeux. Il suffit pour s’en convaincre de revoir Boire et déboires (1987), où Kim Basinger se métamorphose sous l’effet de la boisson. De jeune fille sage, elle se transforme en furie d’abord exaspérante, mais dont le charme finit par opérer sur son cavalier coincé. L’alcool provoque des catastrophes, mais a aussi la faculté de rendre l’existence plus excitante, en tout cas plus festive. Qu’en plus de son penchant pour la boisson, le cinéaste ait toujours exprimé un goût plus fort encore pour la fête n’est certainement pas une coïncidence tant les deux, chez lui (comme chez beaucoup d’autres), vont de pair. Au fond pourquoi pas, semble nous dire le film. L’alcool peut être une option. Ça pourrait même en être une bonne, s’il n’y avait la gueule de bois, la cirrhose et le cancer.