Le texte est celui d’un journal intime de la fin des années 1990, celui de quelqu’un qui ne devrait plus en écrire depuis longtemps ou en tout cas plus ainsi, plus sur des carnets à cadenas, plus dans cette veine du ressassement. L’air est néanmoins celui d’une soul léchée et revenue de tout (le subtil « Feel No Ways » en tête). Drake, popularisé ado par une sitcom et parodiant désormais son propre succès planétaire dans des sketches hilarants du Saturday Night Live, avance masqué.
Sa mixtape If You’re Reading This It’s Too Late n’avait pas seulement surpris tout le monde en survolant par vingt coudées une année 2015 orpheline de Kanye West et Frank Ocean, elle contenait dans son titre même une prophétie : en trouvant géniaux les morceaux arrivés jusqu’à leurs oreilles, les nombreux convaincus reconnaissaient ipso facto qu’ils avaient méjugé le Canadien à un moment plus ou moins tardif de sa jeune carrière. Et sur le point de briller plus encore grâce aux diss tracks adressés tel Tybalt à son soudain rival Meek Mill (Nicki Minaj endossant le rôle de Juliette), il ne choisit pourtant pas de verser dans la bravade.
Car si l’ouragan estival « Hotline Bling » – repris ici en fin d’album – aura presque tout emporté sur son passage, la mixtape hivernale était traversée d’une torpeur solitaire, d’un spleen cybernétique rarement atteint auparavant et que l’on retrouve sur ce Views avec bonheur, de loin en loin. Et c’est une posture suffisamment originale pour être signalée dans le milieu du rap. Comme en atteste le type d’introspection à l’œuvre dans « Still Here », Drake est capable d’inventer une troisième voie entre l’ego trip consubstantiel au hip hop (“MJ in every way” sur « 9 ») et l’auto-dépréciation initiée par un Eminem (“Friends I don’t have anymore” sur « Keep The Family Close »).
Une partie non négligeable du mystère qui restera quant à l’éclosion d’une star telle que Drake réside dans le caractère irrésolu de ses sons. Il y a ainsi, au cœur de la production millimétrée de « One Dance », une incomparable atmosphère de boîte miteuse à l’heure de la fermeture, un grain de pellicule que bien des cinéastes chercheront toute leur vie. Et comme qui dit grain dit Future, le featuring du MC d’Atlanta arrive bientôt (sur « Grammys ») tel un spectre codéiné, privé de tout effet mais d’autant plus glaçant de stature moite.
Au reste, il semble que les featurings ne soient plus un enjeu pour Drake. Celui de Rihanna – sur l’anodin « Too Good » – est un pur renvoi de l’ascenseur du boulot, en l’occurrence le titre « Work » de l’album Anti. Depuis quelques années les générations de rappeurs sont de plus en plus fréquentes outre-Atlantique, et cela se traduit notamment par le rythme des collaborations croisées et des invitations gigognes pour jauger de l’ampleur d’une aura : Lil Wayne découvre Drake, qui le double dans le tournant Thank Me Later–Take Care et lance The Weeknd, à son tour menacé par le jeune Dre Kiken.
D’aucuns auront envisagé que l’étrange chorégraphie interprétée par le rappeur canadien dans le clip de « Hotline Bling » soit une tentative a priori de désamorcer les nombreux quolibets le visant sur les réseaux sociaux. Délire ? Rien n’est moins sûr. Plutôt que de répondre pied à pied ou vouloir être hégémonique, il épouserait le mouvement de l’ironie en livrant une auto-dérision prête-à-porter. En fin de compte, s’il se perche tout en haut de la fameuse tour télé de Toronto pour la pochette de son disque, Drake semble le faire tout à la fois pour voir d’en haut la ville qui est souvent la seule à comprendre ses états d’âme de fourmi de plus dans la fourmilière. Et, aussi, pour montrer qu’à trop éloigner comme il le fait la concurrence à force d’harmonie entre le fond et la forme, il ne devient plus qu’une petite touche de son propre ensemble, un rouage du moteur de la Rolls. Smaller than life.