C’est la rentrée dans les écoles comme dans les salles de cinéma, et ce que la jeunesse exposée sur les écrans a renseigné dans la case « Quels sont vos projets pour l’avenir ? » incite plus au désarroi qu’à l’optimisme. En plus de leur tranche d’âge, 15-25 ans, les protagonistes de trois films sortis simultanément à la fin du mois d’août (les français Divines de Houda Benyamina et Nocturama de Bertrand Bonello, l’américain Nerve de Henry Joost & Ariel Schulman) ont en commun de souffrir d’un imaginaire en crise. Crise qui ne vient pas de l’intérieur (le fruit d’une carence de leur part) mais de l’extérieur, étant imposée par la société consumériste néolibérale au moyen d’une de ses « stratégies du choc ». À voir ces trois films il apparaît en effet que ce système ne se contente pas de sa mainmise présente sur notre mode de vie. Il fait le nécessaire pour s’assurer de garder la main dans le futur, essentiellement en bouchant l’horizon des jeunes générations et en leur laissant comme seuls chemins où s’engager des voies dont le caractère préjudiciable, funeste est pourtant un fait établi, mis en lumière de longue date. C’est ainsi que l’on suit les héros de Divines, Nocturama et Nerve s’enfoncer délibérément dans les mêmes fourvoiements que ceux – respectivement – de La Haine (1995), The Truman show (1998) et Fight club (1999), récits de cinéma datant de leur petite enfance, voire d’avant leur naissance, et faisant dès lors partie de l’héritage qui leur a été remis.
L’effet de reflet inversé est le plus violent entre Nerve et The Truman show. Dans ce dernier, dès l’instant où il avait pris conscience de la complète artificialité de son existence, manipulée de l’extérieur dans le cadre d’un programme de téléréalité diffusé en continu, le héros incarné par Jim Carrey n’avait plus qu’un objectif, s’évader de cette imposture. Les protagonistes de Nerve ont l’idée fixe opposée, entrer à tout prix dans la bulle d’une existence contrefaite et mise en scène : un jeu sur téléphone portable, où il s’agit de se filmer en direct sur Internet en train de réaliser des défis imposés par ceux qui vous regardent. La prédiction fataliste – il y aura toujours devant la télévision un public en demande d’émissions voyeuristes – d’Andrew Niccol et Peter Weir dans The Truman show n’était donc pas encore assez sombre. En face de ces voyeurs il y a en plus toujours des exhibitionnistes, prêts à troquer leur vie privée contre une image publique ; et ils sont en nombre toujours plus grand, avec l’invention et la vulgarisation des smartphones, qui permettent à chacun d’implanter sa vie dans un petit écran, et de la diffuser au monde entier.
Dans ce Truman show 2.0, l’évolution par rapport à l’original tient donc au consentement de la nouvelle génération de joueurs. Ils appartiennent à une jeunesse qui accepte sans ciller de se plier à la nature ouvertement manipulatrice du jeu (par exemple lorsque le défi bénin d’essayer une robe révèle sa nature de prétexte, pour qu’une fille se filme devant ses centaines de spectateurs en sous-vêtements dans une cabine d’essayage : elle s’exécute), et qui va jusqu’à prendre elle-même en charge la gestion de la bulle factice. The Truman show exportait cette responsabilité vers un « dieu » extérieur (Ed Harris), metteur en scène de l’émission aux motivations troubles ; Nerve annule le besoin de recourir à un tel personnage. Les jeunes d’aujourd’hui sont formidables, ils s’occupent de tout : l’écriture (les défis sont imposés aux joueurs par d’autres joueurs) et la mise en scène – une des très bonnes idées du film est de faire de chaque téléphone connecté un serveur du programme, lequel est de fait maintenu en ligne par ceux-là même qui se plient à ses ordres, dans une version informatique de la servitude volontaire.
Hollywood oblige, Nerve s’achève sur un happy-end se voulant tranquillisant, mais trop vite expédié pour être convaincant. Côté français on n’assiste pas à de tels rétropédalages, les deux retours délibérés dans la bulle se terminant mal ; d’autant plus mal que ces dénouements sont annoncés depuis deux décennies. Dans Nocturama, Bonello fait faire à ses jeunes insurgés un désarçonnant virage à cent-quatre-vingt degrés, lorsqu’immédiatement après avoir posé dans tout Paris leurs bombes visant des symboles de la tyrannie néolibérale, ils se réfugient pour la nuit dans le plus manifeste de ces symboles : un centre commercial. À la fois étendard et aboutissement de la société de consommation (à tel point qu’on le retrouve dans Nerve, pour la scène de l’essayage de la robe, et dans Divines), le centre commercial est une bulle coupée du monde, entièrement assumée comme telle – un vigile complice des héros les informe qu’on n’entend ni ne voit rien de ce qui se passe à l’intérieur depuis les rues environnantes, et vice-versa.
En se cachant dans le centre commercial les jeunes de Nocturama rentrent instinctivement au bercail. Ils réintègrent le cœur du système qui les a façonnés, où ils retrouvent naturellement leur place, leurs habitudes, au milieu d’autres produits : la musique qu’ils écoutent, les mannequins qui portent exactement les mêmes vêtements qu’eux. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que ces personnages n’aient aucune idée de ce qu’ils voudraient mettre à la place de ce mode de vie dont ils souhaitent l’écroulement ; ils n’ont jamais connu ni même entraperçu autre chose, tels des animaux élevés en batterie. L’état de la révolution n’a pas progressé d’un centimètre en dix-sept ans, depuis Fight club dont les protagonistes en rupture avec le dogme consumériste posaient déjà le même constat (un refus catégorique de continuer à obéir), suivi de la même action immédiate (les bombes), et du même vide – que fait-on après ? C’est ce moment d’hésitation, de confusion que le système met à profit à la fin de Nocturama pour éliminer sans sommation ceux qui se sont affichés comme ses ennemis. Pour survivre, le capitalisme ne cherche plus l’adhésion des esprits à son utopie, adhésion qu’il sait avoir perdue depuis au moins l’époque de Fight club. Il se contente d’appliquer une politique de la terre brûlée envers les autres utopies potentielles, tuées dans l’œuf afin de laisser ses contradicteurs sans alternative ; dans une impasse.
Laquelle impasse se révèle à un degré intime dans l’histoire de Dounia, l’héroïne de Divines. Une scène au début du récit suffit à exposer son rejet du destin d’opprimée corvéable à souhait et indifférenciée au milieu de ses semblables – des études bas de gamme, un travail mal payé et ne laissant espérer aucune évolution. Mais l’action qui suit ce constat, par laquelle Dounia croit trouver son émancipation, n’est qu’un aiguillage sur une autre voie bornée par les mêmes garde-fous. Dounia s’engage, par une candidature spontanée, dans le deal de drogue qui se pratique dans sa cité. Dans ce milieu règnent la même finalité (l’accumulation d’argent), les mêmes rêves façonnés par l’imagerie télévisuelle, la même dynamique d’humiliation imposée par la hiérarchie et les mêmes logiques de domination masculines – des femmes sont au pouvoir mais ce pouvoir est toujours de genre masculin (« t’as du clito » à la place de « t’as des couilles » : le message véhiculé à travers les mots est le même). Le chemin criminel choisi par Dounia diffère de celui qui lui était affecté via l’école uniquement parce qu’il y a plus d’argent à s’y faire à l’arrivée, au prix d’une plus grande violence relationnelle et physique au quotidien.
Divines est une tragédie, car il est évident dès le départ que Dounia ne s’en sortira pas comme ça. Le récit de son parcours pourrait avoir pour titre Requiem for a dream, car comme les héros du livre d’Hubert Selby Jr. et du film de Darren Aronofksy elle est uniquement en demande d’un rêve. Sur la route de celui-ci, sa perte va être causée par le gouffre entre son contrôle réel – quasiment nul – sur les événements (la consommation de drogue dans Requiem for a dream, son trafic dans Divines), et l’illusion qu’elle s’en fait. La tragédie de Dounia est redoublée par le fait qu’elle marche scrupuleusement dans les pas de celle racontée par La Haine, il y a vingt ans de cela. Comme le personnage interprété par Vincent Cassel, Dounia joue à faire le caïd devant son miroir (ici un écran de smartphone – comme dans Nerve la seule évolution en deux décennies aura été technologique, matérialiste) ; elle et sa copine Maimouna partiront ensuite en virée à Paris, où elles trouveront plus d’argent mais aussi plus de danger que dans leur banlieue ; et un décès final accidentel et profondément injuste clôturera leur aventure. Vingt ans après le cri de La Haine, rien n’a changé – on sentirait même une régression (Dounia vit dans un bidonville, à Paris elle et Maimouna ne croisent pas de membres d’autres classes sociales comme cela se produisait dans La haine). Vingt ans après La haine, la société n’a toujours à offrir à Dounia et Maimouna que l’atterrissage brutal au bout de la chute.