I love Dick de Chris Kraus : les nouvelles liaisons dangereuses
C’est une forme d’érotomanie assez inédite que nous décrit Chris Kraus dans ce livre datant de 1997 mais réédité à l’occasion de cette rentrée littéraire (et de son adaptation sérielle par Jill Solloway, auteure des deux saisons de Transparent). I love Dick prétend faire de l’amour et du désir une expérience artistique en même temps qu’une séance d’hallucination collective. Tout commence un soir de décembre 1994, lorsqu’une certaine Chris Kraus et son mari Sylvère Lotringer dînent avec Dick, une connaissance de ce dernier. Après avoir passé la nuit chez Dick en raison de perturbations météorologiques les empêchant de rentrer chez eux, Chris et Sylvère repartent au petit matin sans avoir recroisé leur hôte. De ces quelques heures passées aux côtés (puis à côté) de Dick, Chris tire une conclusion simple mais percutante : elle désire follement Dick. N’ayant pas eu le temps ou la possibilité de lui avouer ce qui se transforme peu à peu en sentiments amoureux, elle décide de lui écrire pour tout lui dire. Sylvère étant parfaitement conscient des sentiments naissants (mais apparemment déjà robustes) de Chris pour Dick, il propose de se mêler à ce projet épistolaire et d’écrire lui aussi une lettre à son ami. Moins pour s’immiscer dans la vie de sa femme que pour atténuer la gêne de celle-ci à l’idée de déclarer sa flamme à cet homme qu’elle connaît à peine.
Ce ne sont là que les premières pages du récit. La majeure partie des cent suivantes consistera en une série de missives tour à tour écrites par Chris et Sylvère, présentées comme les preuves successives de l’étrange relation qui commence à unir les trois personnes. Du point de vue de Dick, on ne saura pour ainsi dire rien, et pour cause : vraisemblablement pas aussi touché par Chris qu’elle ne l’a été par lui, il semble se réfugier dans un mutisme poli qui semble tout autant destiné à ne pas vexer sa prétendante qu’à attendre lâchement qu’elle se lasse. C’est sans compter sur Chris et Sylvère, couple à la vie sexuelle inexistante dont les trajectoires divergeaient depuis trop longtemps : soudain, Dick est devenu un projet commun, tant sur le plan amoureux qu’artistique. Continuer à lui écrire des lettres, qu’elles lui soient expédiées ou non, c’est bâtir une oeuvre ensemble. Au mépris de ce que peut en penser le destinataire de toute cette attention.
Très francophile, I love Dick cite “nos” auteurs et penseurs à tour de bras, d’Agnès Varda à Roland Barthes. Mais c’est à Sophie Calle que Chris Kraus fait principalement — et ouvertement — référence, l’artiste française s’étant particulièrement illustrée dans l’illustration épistolaire de nos relations ratées — ou en tout cas terminées. Oscillant entre drolatique et sordide, la première moitié du livre ressemble à l’exposition commentée de ce work in progress. Mais (presque) uniquement commentée par le couple Chris-Sylvère : Dick est aux abonnés absents, et l’avis du reste du monde importe peu. L’indifférence de Chris Kraus (l’auteure comme l’héroïne) est d’ailleurs la clé. Très loin d’être un petit précis de polyamour, le livre pose pourtant les bases nécessaires à la construction de toute autre forme de relation : il s’agit d’essayer de faire le plus longtemps et le plus souvent possible comme si le monde extérieur n’existait pas. Rester en apnée seul(e) avec ses sentiments sans écouter celles et ceux qui vous ordonnent de remonter à la surface. Avec son ardent désir pour un quasi inconnu, Chris peut sembler immature et peu respectueuse de son propre mari, dont on pourrait croire qu’il n’est qu’un pantin faible et manipulable. Peut-être. Peu importe. Il n’appartient qu’à Chris et Sylvère d’en juger, ainsi qu’à Dick. L’avis des autres, qu’il soit pétri de bonnes intentions ou de moralité boursouflée, n’est que vaine déblatération.
Le nez dans le guidon, Chris semble pourtant ne pas réaliser que l’obsession qu’elle nourrit pour Dick pourrait bien ressembler à une forme de harcèlement moral. Au fur et à mesure que s’enchaînent les lettres, on réalise que ce qui l’intéresse est peut-être moins Dick lui-même que l’amour qu’elle ressent — ou croit ressentir — pour lui. « Puisque je t’écrivais, Dick, j’écrivais des lettres d’amour. Ce que j’ignorais c’est qu’en écrivant des lettres d’amour, j’écrivais des lettres à l’amour et que je réveillais timidement tous les pouvoirs en sommeil dans mes émotions jusque-là plutôt réprimées ».
Dès le début ou presque, Dick est un projet artistique. Peu à peu, il se mue en une vue de l’esprit. Dans sa propre tête, Chris s’est créé l’homme idéal, une entité capable d’exaucer chacun de ses fantasmes et désirs. L’homme rencontré le 3 décembre 1994 dans un bar à sushis de Pasadena est-il vraiment cette machine à aimer et à rendre heureuse ? Plus les lettres s’empilent, plus Chris semble être la seule à en rester persuadée. À moins qu’elle ne soit pas plus dupe que nous et ne se serve de Dick que comme d’un déversoir, le confident idéal à qui l’on peut tout dire puisque son silence laisse entendre qu’il approuve chacun de vos propos. « Cher Dick, écrivit-elle, je suppose que dans un certain sens, je t’ai tué. Tu es devenu Cher Journal… ». Sans aucun mépris pour les amours multiples ou les configurations sentimentales inédites, I love Dick pointe cependant du doigt ces personnages-là, coupables de se vautrer dans un n’importe quoi croissant pour les beaux yeux d’un homme à qui personne n’a demandé son avis. Des adolescents de 40 balais, qui vivent leur middle life crisis avec futilité. Il y a tant de façons de réenvisager le couple et de sortir d’une monogamie que l’on peut trouver trop ordinaire. Mais pas celle-ci, semble nous indiquer Chris Kraus. Il y a aussi quelque chose de malsain dans la façon dont Chris et Sylvère retrouvent un semblant de vie sexuelle à partir du moment où leur projet épistolaire en duo prend de l’ampleur : c’est finalement comme si tous deux choisissaient de coucher avec Dick sans son consentement. Avec cruauté et gravité, Chris Kraus se met brillamment à nu, ne se trouve aucune excuse, et livre un autoportrait pas reluisant. Donc tellement touchant. Et si la seconde moitié du livre propose une autre configuration moins stimulante, l’intégralité de I love Dick est un bonbon amer qu’il serait coupable de ne pas vouloir goûter.
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