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New-York, esquisses nocturnes de Molly Prentiss : qu’elle t’embrasse ou qu’elle te brise

Par Catnatt, le 12-10-2016
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2016' composée de 10 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2016. Voir le sommaire de la série.

J’ai adoré vivre à New-York quelques mois. D’ailleurs ce n’est pas New-York, mais Manhattan. Néanmoins ce dernier ne claque pas autant dans l’imaginaire collectif : à mon sens, seules deux villes au monde transportent avec leur nom une légende, un mythe, et il s’agit de New-York et Paris. Tout aussi séduisantes l’une que l’autre, tentatrices, elles sont pourtant dures à vivre, et te changent quoi qu’il arrive. Elles différent pourtant sur un point, de taille, entre autres lié à l’architecture : Paris te fait rentrer dans l’Histoire, New-York dans l’avenir. Du moins elles en donnent toutes deux l’illusion.

Qui n’a pas imaginé en sortant de JFK faire partie de cette ville à savoir participer à la hype, le style, la créativité ? Être enfin un nom ! I want to be a part of this ! New-York te soulève, te porte mais n’oublies jamais qu’elle peut aussitôt te faire tomber à terre.

– Dix-sept mois à New-York ? dit Jamie. T’es une antiquité putain. Et en plus tu comptes.

« Au début des années 80, le downtown de New York est le centre de l’univers, un terrain de jeu revêche, encore hermétique à la menace de l’embourgeoisement. Artistes et écrivains s’y mêlent dans des squats insalubres où leurs rêves de reconnaissance prennent des formes multiples. Parmi eux, Raul Engales, un peintre argentin en exil, fuyant son passé et la « guerre sale » qui a enflammé son pays. S’affamant pour payer son matériel, il peint le jour d’immenses toiles mettant en scène les spectres qu’il croise la nuit. Un soir, il attire l’attention de James Bennett, critique d’art en vogue du New York Times, proche de Basquiat, Warhol et Keith Haring. Tandis que l’ascension fulgurante de l’un entraîne l’autre sous les projecteurs, une double tragédie les frappe. Dans ce chaos, Lucy, l’amante enjouée de Raul, échappée d’une obscure banlieue de l’Idaho, tente de les extraire de leur détresse. Entre peintre, critique et muse se dessine alors un triptyque amoureux étourdissant. »

Molly Prentiss tient son histoire d’une main ferme tout du long. Elle entrecoupe son récit de paragraphes sous forme de listes, une liste d’éléments corporels, yeux, bouche, nez, cheveux, membres pour décrire des corps : un lieu, une exposition, un homme dans un miroir et tout cela donne une poésie folle au roman et autant de chair. Elle utilise un style assez classique en le rompant régulièrement de phrases touchantes, ces choses indicibles que l’on ne dit pas à voix haute :

– L’amour, comme la chance, était réservé aux chanceux. Réservé à ceux qui pouvaient se permettre de le perdre, à ceux qui avaient dans leur vie assez de place pour le chagrin, dont le quota de chagrin n’avait pas été atteint. « Les orphelins ne devraient pas tomber amoureux », Raul se souvenait-il avoir dit à Franca un jour (…) Elle lui avait jeté un regard noir. « Tu as tort, avait-elle rétorqué avec des trémolos dans la voix. Les orphelins DOIVENT tomber amoureux ».

Et tout à côté de la narration conventionnelle, il y a des embrasements littéraires, des envolées lyriques que l’on jalouserait pour les ressentir :

– Soudain elle plongea vers lui (…) Elle était clémente, elle lui passait tout. Elle n’était personne, ne comptait en rien, elle était le manque de pression, un simple ballon, s’envolant vers le ciel. Sauf qu’elle ne s’envolait pas. Elle était là. Elle était tétons, elle était blanche, elle était rose, elle était chair. Elle était après minuit, chimérique, inexistante. Elle était la sensation après l’éclat de rire, comme un soulagement, comme une nage. Elle avait une langue étoile de mer, un corps chauve-souris, une chevelure somptueuse. Elle n’était QUE LA PEAU.

Finalement c’est la partie trio amoureux qui, bancale, reste la moins réussie dans ce roman. Néanmoins, il fallait bien un élément déclencheur à la chute et Molly Prentiss a choisi cette issue, comme par défaut, tant elle semble terriblement inachevée. Reste le squelette, New-York et ses amoureux qu’elle embrasse ou rejette.

Il y a les couleurs, couleurs criardes, couleurs des peintures, couleurs dans lesquelles baigne littéralement l’un des héros, James. Et pour cause il est atteint de synesthésie – la synesthésie (du grec syn, avec (union), et aesthesis, sensation) est un phénomène neurologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. Tout est chamarré pour lui, sa femme est rouge, Lucy est jaune et tout est odeur. Pour un critique d’art cette aptitude confère un talent dingue pour écrire sur le sujet, en particulier les œuvres qui lui donnent la chamade :

– Lorsqu’il contemplait une œuvre d’art ou la commentait par écrit, c’était comme si son cerveau s’embrasait : tout l’univers était soudain limpide et à sa portée. Il voyait des panoramas gigantesques et des détails infimes. Il sentait le vent souffler en bourrasques et la procession des fourmis, il avait sur la langue le goût du sucre brûlé et devant les yeux autant d’étoiles qu’en comptait le ciel.

James est unanimement reconnu, même les artistes le lui accordent. Engales, l’artiste du livre, espère être repéré par lui parce qu’il est l’une des clés qui ouvre l’univers très fermé de la reconnaissance et ce réfugié a soif de légitimité. Il est hors de question qu’il se soit arraché de son pays natal, l’Argentine et de sa sœur adorée pour rien.

New-York, esquisses nocturnes décrit très bien cette ville dans une de ses époques phare, les années 80. J’avais lu cet été La veuve Basquiat que j’avais adoré. De squats à la Factory, en passant par le studio 54 et un banc de Central Park, les artistes avaient une vie relativement schizophrénique, adulés la nuit, crevant de faim le jour. Seule différence notable, la drogue est pratiquement absente du livre de Molly Prentiss. Elle y reste feutrée. Finalement ce qui intéresse vraiment l’auteur c’est la mécanique qui consiste à rêver, débarquer, créer et chuter, peu importe en quoi consistent les symptômes de la débâcle. On est toujours intranquille à New-York.

– Ici la crasse était glamour, Engales l’avait compris. La destruction et la décomposition allaient de pair avec l’essor et le succès, la façon qu’avaient les artistes de converger vers les lieux les plus pouilleux et les uns vers les autres – de telle sorte qu’ils se sentaient tous riches (…) Même une fois passé le cap de la nouveauté, cette vie ressemblait à une interprétation étrange, décousue de la vraie vie (…) Alors qu’au début, peindre avait été une fuite, une façon d’échapper à la réalité de son existence devenue presque insupportable, maintenant il peignait afin de pénétrer au cœur de la vie (…) Il se coulait dans l’atmosphère de la ville. Il s’emparait de tous les visages dans les rues, volait les nuances des feux rouges. Et tout cela donnait un chœur chaotique : des toiles pleines du vacarme de la ville.

Avant que Downtown ne soit rattrapé par l’argent. Avant qu’il ne reste plus un mètre carré à l’abandon.

Ils sont tous trois venus chercher un destin. C’est ce que l’on fait lorsque on pose le pied à New-York et que l’on compte y rester. Mais à quel prix ? Le temps est la denrée la plus précieuse en ces rues et il est la réponse à la question de départ. Qui aura le cuir assez épais, l’endurance et le talent et surtout la folie pour tenir ? Et si nous sommes muses, à quelle vitesse allons-nous faner ?

– Tous les jours, un nombre incalculable de fois, elle se disait qu’elle allait craquer, que les murs en bois de sa chambre et l’air pur lui manquaient, qu’elle aurait tout donné pour une après-midi au milieu de nulle part où il n’y aurait rien à accomplir. Souvent elle avait fondu en larmes (…) et toujours sous les regards carnivores, qui traquaient le reflet d’eux-mêmes en d’autres temps. Tout le monde savait qu’à New-York, il n’y avait nulle part où pleurer.

L’ambition. Le problème de l’ambition comme des rêves, c’est qu’il faut les placer assez loin pour ne jamais vraiment les atteindre car nous risquons de nous retrouver bien désemparés une fois arrivés. New-York est intenable sans, au nom de quoi cette course folle sans que pour autant l’on s’interroge forcément sur son sens.

– Elle se réveilla le lendemain matin devant son portrait humide, consciente que l’éternité avait commencé, si l’éternité était bien ce à quoi elle ressemblait : une année à New-York lorsqu’on était amoureux.

Quel prix sommes-nous prêts à payer pour cette ascension illusoire, éphémère ?

– Je ferai tout ce que je veux, glisse l’étincelle dans la pupille d’un homme amoureux. Et je continuerai jusqu’à ce que mon cœur se brise. Jusqu’à ce qu’on me colle un flingue dans le dos.

– Elle partirait pour New-York, se ferait percer le nez, décolorer les cheveux, elle coucherait avec un peintre. Et en couchant avec lui, elle ferait en sorte qu’il l’aime. Elle suivrait activement, vicieusement si nécessaire, ce que lui dicterait son cœur et, ce faisant, elle toucherait le cœur des autres.

Et une fois le zénith atteint, quel qu’il soit, dans quel état serons-nous ? Icares modernes, à trop brûler nos ailes, serons-nous encore assez forts pour nous en remettre ou serons-nous couverts de plaies trop insurmontables ?

– Blessures et difformités, crevasses, furoncles et ventres : ces choses-là émouvaient Engales. D’ordinaire, quand il étudiait un nez cassé dans les détails ou qu’il esquissait les contours d’un corps déformé, il avait la sensation de mettre le doigt sur ce qu’être vivant voulait dire. Il entendait son père lui disant : ce sont les rayures qui font la vie.

Et surtout quelle est la différence entre les deux, où se situe la frontière entre le rêve et l’ambition ? C’est peut-être la grande question qui traverse ce roman au delà de l’épisode des années 80 « arty » new-yorkaises.

– Tout le monde t’oubliera, comme ils oublieront le prochain Duschnock qui vendra une toile un million de dollar à un rupin. Nous, par contre, ils se souviendront de nous à cause de notre mode de vie, parce qu’on sera resté intègre. C’est de ça qu’ils se souviendront. Pas de la manière dont on s’est vendus pour remplir les caisses (…)

– Si les gens viennent en Amérique, c’est pour se vendre, sale connard de privilégié. L’Amérique est faite pour ça.

New-York la ville des ambitions et des rêves que traversent parfois l’art et l’amour est bien la quatrième protagoniste de ce livre, c’est elle qui tient Lucy, James et Engales dans ses mains et imprévisible elle peut les ouvrir pour leur permettre de s’envoler comme elle peut les fermer pour les briser. Il ne vous reste plus qu’à lire pour le découvrir.

– Il en sentit la brûlure alors qu’il se retournait pour faire ce qu’il avait déjà fait tant de fois auparavant : pour supplier New-York de lui trouver une issue. Supplier New-York de lui donner une chance en enfer.