L’univers cinématographique Marvel continue de s’étendre, au cinéma bien sûr – avec la phase 3 qui a commencé avec Captain America : Civil War et se terminera en 2019 avec Avengers 4 –, mais aussi sur Netflix avec l’équipe des Defenders aka Daredevil, Jessica Jones, Luke Cage et Iron Fist qui ont chacun le droit à leur propre série. Ce qui ressemblait initialement en un partenariat commercial aussi excitant qu’opportuniste est en train de prendre des proportions nouvelles, tant Netflix remplit le cahier des charges de la franchise tout en proposant des œuvres uniques dont les enjeux moindres traduisent en réalité des ambitions parfois bien plus grandes. Après un Jessica Jones qui traitait frontalement de la question du viol et du consentement, Luke Cage s’imprègne avec tact de la culture noire.
Un hommage à la Blaxploitation en résonance avec l’actualité
En regardant Luke Cage, on a souvent du mal à déterminer à quelle époque se déroule la série. Si les marqueurs contemporains – qu’il s’agisse de la technologie ou des références aux autres événements de l’univers Marvel – permettent de dater aisément l’action, les marqueurs culturels, eux, confèrent un ton intemporel à l’ensemble. Luke Cage résonne ainsi avec l’actualité et les violences policières dans un monde où un noir avec un sweat à capuche est toujours un suspect potentiel, tout en s’inscrivant totalement dans la Blaxploitation. Tout cela est parfaitement mené : la série ne trahit jamais ses origines (le premier comics où apparait Power Man – le surnom de Luke Cage – date du début des années 70 et met en scène un super héros dans la lignée de Shaft), tout en se replaçant dans le contexte actuel.
La série peut ainsi se regarder sous plein d’angles différents, s’avérant être simultanément : une excellente série B qui respecte les codes, une œuvre urbaine où règne la corruption et la manipulation politique (telle une sorte de The Wire fantasmé), une série policière traitant de la question noire, ou encore une plongée dans Harlem et dans la culture soul – hip hop. Avec tout cela, on en oublierait non seulement qu’il s’agit d’une série de super héros, mais surtout qu’elle constitue une brique supplémentaire de l’univers cinématographique Marvel ; les héros de Netflix devant rejoindre leurs acolytes du grand écran dès Avengers 3. Il en ressort un sentiment étrange – comme si la suite d’Harry Potter se déroulait pendant les élections américaines et portaient un regard critique sur celle-ci – qui profite à l’ensemble et consolide les ambitions du grand projet de Marvel.
Marvel vs Netflix ou la ville contre la banlieue
L’univers cinématographique Marvel se déroule principalement au cœur de Manhattan, là où se dresse la tour Avengers. Tandis que les séries Netflix, intégrées à ce dernier, prennent place aux extrémités du quartier : à Harlem et à Hell’s Kitchen, deux lieux où l’uniformisation n’a pas encore eu lieu, aussi bien au niveau social qu’au niveau culturel.
Le changement de quartier modifie le contexte des personnages et les enjeux, illustrant ainsi finement la différence qui existe entre un centre-ville et sa banlieue. D’un côté des millionnaires (Iron Man), des héros de la nation (Captain America), des agents secrets (La Veuve noire) et des Dieux (Thor), de l’autre des orphelins précaires (Jessica Jones), des avocats sans client (Daredevil) et des repris de justice qui essayent de survivre en cumulant les jobs mal payés (Luke Cage). Les premiers changent de ville, de pays et de planètes au gré de leurs aventures. Ils combattent des menaces qui mettent en danger l’avenir du monde, voire de l’univers, et sont de fait amener à se poser la question au cœur de Civil War : comment doivent se positionner les super-héros par rapport aux gouvernements dans le contexte de la démocratie. Les super-héros de banlieue, eux, sont une composante intrinsèque de la ville. En cela, ils interagissent avec des commerçants, des infirmiers, des politiciens, des flics, des gangsters, des barbiers, des gamins de la rue, des restaurateurs et des retraités. Ils peuvent rentrer en opposition avec les forces de l’ordre, mais ils ne rivalisent pas avec le pouvoir. Les premiers ressemblent à des chefs d’entreprise dont les multinationales régissent le monde, avec ce que cela implique comme choix moraux, tandis que les seconds subissent le système et se débattent avec la vie au même titre que leurs congénères. Pour résumer cette dichotomie, d’un côté il y aurait le mantra de Spiderman, « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », et de l’autre celui de Luke Cage, Daredevil et Jessica Jones : « un grand pouvoir implique de jouer son rôle au sein de la communauté ». La différence est mince, mais dans le second cas, être un héros constitue une fonction sociale, et non un statut.
On ressent aussi un sous-texte méta : bien que Netflix ne soit pas Marvel et que ses productions télévisuelles n’aient pas la même aura que ses blockbusters cinématographiques, la chaîne souligne qu’elle n’en est pas pour autant moins riche d’un point de vue humain et émotionnel. Cela ne diminue pas l’intérêt de la saga au cinéma, mais rappelle que d’autres approches largement aussi stimulantes existent.
Détruire / Reconstruire : les méchants chez Marvel
L’univers cinématographique Marvel ne manque pas de qualité et reste l’un des projets les plus excitants de ces dernières années dans sa capacité à concevoir les films comme de simples épisodes d’une série, impliquant que l’un d’entre eux peut-être totalement raté, sans remettre en question la qualité de l’ensemble. Le réalisateur disparait au profit du showrunner (Kevin Feige en l’occurrence) qui va porter la vision globale, non pas le temps de quelques saisons, mais sur a minima une quinzaine d’années (Iron Man est sorti en 2008 et on en a facile pour jusqu’à 2023). La manière de construire la narration en prenant son temps et en empruntant souvent des chemins détournés, le tout dans un contexte où le travail des réalisateurs est uniformisé pour ne pas nuire à la cohérence de l’ensemble, tout en laissant à ces derniers une réelle marge de manœuvre (confer le parti-pris film s’espionnage de Captain America 2 : le soldat de l’hiver) fait de l’univers cinématographique Marvel un projet unique.
Néanmoins, son principal défaut réside dans le fait que ses super-héros prennent toute la place, et que, sorti de Loki, Red Skull et potentiellement de Thanos, ses super-méchants passent pour de simples figurants interchangeables, malgré les prestations de Jeff Bridges, Mickey Rourke, James Spader, Corey Stoll ou encore Mads Mikkelsen. Quels que soient leurs traumatismes et leurs motivations, il s’agit toujours de personnages qui ont la folie des grandeurs, qui veulent se venger ou décider à la place des hommes de ce qui est bon pour eux. Les méchants de banlieue des séries Netflix sont eux très différents. Qu’il s’agisse de Fisk, de Cornell « Cottonmouth » Stokes ou de Mariah Dillard, ils appartiennent, tout comme leurs antagonistes à leur ville. Ils en défendent la culture et veulent la reconstruire. Ce sont des Trump sur pattes prêt à tous les moyens pour réussir en criant « make my city great again », qu’il s’agisse de Harlem ou de Hell’s Kitchen. Les héros de banlieue ne contredisent pas cette volonté de voir la cité renaitre de ses cendres. Mais ils estiment que l’impulsion doit venir du peuple et non pas de gangsters prêts à tout. Ces enjeux locaux sont culturo-politiques.
On constate alors que héros et méchants résonnent sur le même plan. Au cinéma, les héros cherchent à empêcher les méchants de détruire les villes, tout en faisant eux-mêmes s’écrouler des buildings lors des affrontements, alors qu’à la télévision héros, comme méchants, veulent reconstruire ce qui a été brisé par le contexte social. Soit deux approches très différentes, mais qui peuvent se compléter.
Le rap game toujours et encore
Avec ses gangsters et ses players, comme aime les appeler Luke Cage, la série fait souvent echo à un rap game au sein duquel son protagoniste serait le nouveau challenger. Il faut dire que la musique est toujours au premier plan. Alors que l’on pointe du doigt, à raison, la pauvreté de l’univers musical de la saga Marvel – l’autre gros point faible avec celui de la personnalité des méchants –, la BO accompagne ici brillamment chaque scène. Du générique aux scènes de combats, en passant par les répétitions et concerts filmés au Harlem Paradise, le club de Cottonmouth où trône un portait de Notorious B.I.G., Luke Cage propose du funk, de la soul et du hip-hop, savamment choisis. Là aussi les cultures et les époques se mélangent, soulignant combien tout est intimement lié. Ancien journaliste musical, Cheo Hodari Coker, le créateur de la série, a fait appel à Adrian Younge et Ali Shaheed Muhammad pour dynamiser l’action et crédibiliser l’ambiance sonore – le premier est un producteur qui a su s’imposer au point d’adjoindre le fameux « Adrian Younge presents » aux disques qu’il a produit comme le Twelve Reasons to Die de Ghostface Killah ou le dernier album des Delfonics ; le second est un des membres phares de A Tribe Called Quest. Non seulement on assiste dans la série à des vrais concerts des Delfonics et de Raphael Saadiq, mais Cage rencontre à l’avant dernier épisode le vrai Method Man du Wu-Tang Clan, offrant ainsi une apogée musicale au show alors que ce dernier entame à la radio un rap en hommage au nouveau héros de Harlem (en écoute ci-dessous). On a beau savoir que l’on est dans une grosse production, tout cela transpire la sincérité, auréolant Luke Cage du titre de série la plus hip hop du moment, bien plus que The Get Down dont c’était pourtant le leitmotiv.